Si le débat fait rage dans les parlements et conseils d’éthique quant aux questions de procréation médicalement assistée, la discussion n’est pas moins houleuse dans les batei midrash [maisons d’études rabbiniques] où l’on s’efforce de faire rimer nouvelles possibilités techniques et antiques catégories halakhiques.
Entre le commandement de « croître et multiplier » et le souci de préservation de la filiation, résonnent, au cœur de la délibération halakhique, certaines des aspirations et interrogations qui se font entendre dans le débat public, entre désir de parentalité et protection de l’intérêt de l’enfant.
Nous tâcherons de présenter les sources et mécanismes légaux dont disposent les décisionnaires tout en les lisant au prisme des questions éthiques contemporaines.
On aurait tort de croire que les questions de dons de sperme ou de gestation pour autrui n’avaient pu être envisagées par les sources juives. Cela serait oublier que les douze tribus d’Israël n’auraient jamais vu le jour sans la GPA accomplie par Bilha et Zilpa, les servantes de Rachel et Leah ; et faire fi des rocambolesques situations dont le Talmud a le secret – comme cette grossesse causée par une baignade aux bains publics (Hagiga 14b).
Puisqu’il semble qu’aux prémices de toute question de bioéthique se tienne celle du statut de l’embryon, et par là, du début de la vie, c’est par le cas liminal de l’interruption de la grossesse qu’il faut commencer : par la ligne tracée dans le temps entre la sphère de souveraineté de la femme sur son corps et l’autonomisation de cet être en devenir qui loge en son sein.
Si les potions abortives étaient connues des Égyptiennes de l’Antiquité, la Bible ne fait part d’aucun avortement, de nulle fausse couche. Les matriarches ne connaissent que la douleur de l’absence d’enfant. Et le miracle, toujours répété, de l’arrivée de l’enfant désiré.
À ceux et celles qui clament que le désir parental des couples infertiles ou homosexuels relève de l’hubris individualiste d’une société qui nie les limites des corps et de la nature, il convient de rappeler que Dieu lui-même a jugé bon de faire plier les lois de Sa création afin de répondre au désir d’enfant de Sarah et de Rebecca. Rachel sera la première à préférer le recours à la science au secours de la prière en consommant des mandragores afin de remédier à sa stérilité.
Si la Bible ne connaît que des naissances désirées, toutes les grossesses ne sont pas heureuses et les souffrances de Rebecca, enceinte des jumeaux turbulents, lui font pousser des plaintes glaçantes : « S’il en est ainsi, à quoi bon de moi ».
La littérature rabbinique vient pallier le silence biblique sur le désir de contraception : la Tosefta [corpus légal parallèle à la mishna] énonce une liste de catégories de femmes pour lesquelles le recours à un contraceptif est recommandé : la jeune fille mineure, la femme enceinte, et la femme allaitante (Tosefta Niddah 2,4).
D’autres méthodes sont mentionnées, comme des filtres stérilisants au pouvoir potentiellement irréversibles. Un passage du traité Yevamot (65b) raconte en effet que Yehudit, venant de mettre au monde dans d’atroces souffrances deux jumeaux nés à deux mois d’écart se déguise pour obtenir de son savant mari, Rabbi Hiya, une autorisation tacite à boire une potion stérilisante.
Comment s’y prend-elle ? En emmenant la discussion sur le plan théorique :
Une femme est-elle concernée par le commandement « d’être fertile et de se multiplier » ? demanda-t-elle. Il lui répondit par la négative et Judith but.
Surprenante exemption que celle-ci, qui sonne comme un soufflet au docte « tota mulier in Utero » [« la femme est tout entière dans son utérus »] d’un Hippocrate qui, avec tant d’autres, ont réduit les femmes à leur capacité matricielle. D’autant que les sages vont devoir redoubler d’efforts pour justifier une lecture « à rebours du texte » puisque Dieu adresse le commandement – la bénédiction de la fertilité – à Adam comme à Ève.
Mais le Talmud nous invite à lire ce verset en son entier : « Croissez et multipliez ! Remplissez la terre et soumettez-la ! » Or, proclame Rabbi Elazar fils de Rabbi Shimon : « C’est le fait de l’homme de soumettre (la terre), et non celui de la femme. Si la fin du verset ne s’applique qu’à l’homme, c’est pour nous indiquer qu’en dépit du pluriel, l’entièreté du verset ne s’adresse qu’à lui. »
C’est donc au nom d’un essentialisme qu’on absout les femmes et rend paradoxalement les hommes seuls responsables d’un acte qu’ils ne peuvent accomplir sans elles. Si l’exemption des femmes de l’obligation de procréer les libère, elle les dépossède par là même en ce qu’elles ne deviennent que les réceptacles de la mitsva des hommes. Elles doivent tout de même donner naissance, mais n’en retirent aucun salaire.
À ceux qui prétendent que les femmes n’auraient pas besoin d’être commandées de se reproduire car leur désir se porterait naturellement vers la maternité, on peut rétorquer avec Meir Simcha HaCohen de Dvinsk – le Or Sameach – que c’est plutôt en raison du risque que la grossesse et l’accouchement font courir aux femmes que Dieu les a exemptées d’une mitsva qu’elles paient parfois du prix de leur vie. Cette réalité, la mishna en fait écho dans ce texte souvent cité pour justifier halakhiquement l’interruption médicale de grossesse : « Lorsqu’une femme a des difficultés à accoucher, on découpe l’enfant dans sa matrice et le sort membre après membres car sa vie à elle passe avant la sienne. Mais si la majorité du corps de l’enfant est sortie, on ne peut y toucher, car on ne sacrifie pas une vie pour une autre. » (Mishna Ohalot 7,6)
Quand bien même l’enfant à naître ne se voit pas reconnaître le statut d’être humain à part entière, son existence a tout de même une valeur qui peut et qui est traduite monétairement, comme on le lit dans les versets de l’Exode : « Si, des hommes ayant une rixe, l’un d’eux heurte une femme enceinte et la fait avorter sans autre malheur, il sera condamné à l’amende que lui fera infliger l’époux de cette femme […] ».
Si l’assaillant dédommage la femme pour les blessures et la douleur qu’il lui a infligées, c’est au père et à lui seulement que la perte de l’enfant à naître est indemnisée. Mais si la femme est ainsi dépossédée de l’enfant qu’elle porte, on peut se demander si toute grossesse au sein d’un système patriarcal n’est pas, in fine, une gestation pour autrui.
Cette conception, on la retrouve en filigrane dans de plus récentes décisions ayant trait à la GPA et au don de gamètes. Le Tsits Eliezer, décisionnaire spécialiste de bioéthique, trancha que le don de sperme était prohibé en ce qu’il sapait « les fondements de l’unité familiale » – celle-ci étant ainsi réduite à la continuité biologique de la ligne paternelle. Rav Moshe Feinstein, autre nom incontournable du paysage orthodoxe américain a, lui, invoqué le possible risque d’inceste qu’encourraient les enfants nés de ces dons. Plus radical, Rav Yoel Tenenbaum – Rav du mouvement Satmar – fait valoir qu’en portant l’enfant d’un autre, la femme est considérée comme adultère quand bien même la grossesse ne résulte pas d’un rapport sexuel, et son enfant, un mamzer, à qui il sera interdit d’épouser un membre du peuple juif.
Il semblait que les portes de la GPA étaient scellées. Mais c’était sans compter sur les imbrications du système halakhique : en effet, le statut de mamzer ne s’applique qu’à ceux nés de deux parents juifs (Shulchan Aruch, Even haEzer 4,19). Ainsi, le don de sperme d’un non-Juif fut-il autorisé par Moshe Feinstein à rebours du penchant halakhique à faire primer la préservation de la filiation biologique (Iggrot Moshe. Even haEzer vol. 1, nos 10 et 71).
Cette tension entre généalogie et culture, on la retrouve aujourd’hui autour du débat sur la PMA. Entre ceux qui s’inquiètent de la disparition des origines et font valoir le droit de l’enfant à savoir d’où il vient, et ceux aux yeux desquels seuls ceux qui éduquent un enfant peuvent se prévaloir du titre de parents.
Dans une tribune au Monde, Élisabeth Badinter affirmait que « rien dans le droit ne prescrit que la filiation doive imiter la nature ». Qu’en est-il pour le droit juif ? Pris entre l’affirmation que l’enfant né d’un don de sperme est halakhiquement en tout point considéré comme le fils du donneur, tout en reconnaissant une filiation socialement construite pour le converti qui lui n’est plus, halakhiquement, le fils de ses parents biologiques, les décisionnaires ne peuvent qu’être mis face à leurs contradictions.