Le coronavirus a bouleversé nos routines. Il a entraîné des maladies prolongées, parfois mortelles, du chômage, des familles fracturées, une santé mentale compromise et il a fermé les frontières. Lorsque le verrouillage a été annoncé, la Hevra kaddisha a demandé à ses membres de plus de 70 ans et/ou à haut risque, de rester à la maison. Alors j’ai été mise en congé – mon pontage m’a rendue vulnérable – et je dois attendre de nouvelles consignes pour savoir quand je pourrai à nouveau emprunter l’autoroute jusqu’au cimetière.
La pandémie sera définie par la façon dont nous avons vécu en ligne et restera inévitablement dans nos mémoires pour la façon dont nous avons pleuré en ligne. Toutes les routines de la mort ont été bouleversées.
La technologie a été déployée à chaque rituel : tandis que les funérailles ont été diffusées en direct, les visites de shiva [temps de deuil] en ligne sont devenues de rigueur et les rabbins se sont demandé si un service de prière en ligne constituait un minyan halakhique pour dire le Kaddish. Le Yahrzeit, l’anniversaire annuel où beaucoup recherchent le réconfort d’un minyan pour dire le Kaddish, même s’ils ne sont pas des habitués des synagogues, a été suspendu dans de nombreux endroits.
Qu’en est-il des défunts ? Ils ont été spoliés eux aussi : sans adieu, sans dernière étreinte familiale, sans la possibilité d’une dernière parole, sans un ami pour leur tenir la main. Par moments, dans l’attente de consignes des autorités, certaines personnes furent enterrées avec pour seule compagnie celle de leurs fossoyeurs ; la douleur des familles dépossédées de leur deuil en fut amplifiée. Et le corps qui doit être préparé pour l’enterrement ? Malheureusement, ceux qui sont morts du Covid-19 ont été privés aussi de la tahara, la toilette mortuaire traditionnelle.
Les communautés du monde entier ont adapté leurs procédures en fonction des lois en vigueur dans leur pays. En certains lieux, les victimes du Covid-19 ont été placées dans leur cercueil, avec leurs takhrikhim (linceuls) juste posés par-dessus. Ailleurs, une tahara modifiée a été autorisée. Ailleurs encore, une tahara complète en combinaison Hazmat (combinaison de protection contre les matières dangereuses) était possible. Alors que l’incinération est une pratique centrale dans certaines religions, la loi juive s’y oppose même si, bien sûr, certains Juifs choisissent cette option. L’incinération a été à l’honneur pendant la pandémie car certains pays l’ont imposée afin d’endiguer la propagation du virus. Le gouvernement britannique a lui-même tenté de la rendre obligatoire pour toutes les victimes. Cependant, des organisations juives et musulmanes ont fait pression sur lui et obtenu qu’il respecte les traditions religieuses de ceux qui s’opposent à l’incinération.
J’ai une réaction viscérale contre l’incinération, sans doute influencée par l’expérience de ma famille pendant la Shoah et renforcée par mon expérience de la Hevra. J’ai l’impression que refuser au corps sa transition vers la paix durable de l’enterrement revient à laisser son âme sans repos. L’incinération prive les familles en deuil du sentiment que le dernier passage de la vie terrestre de leur être cher trouve une fin naturelle.
La mort pendant la pandémie présente des complexités supplémentaires. Alors que j’ai un faible niveau d’anxiété à l’idée de succomber à ses ravages, l’inquiétude est malgré tout présente. Comme tant de personnes séparées de leur famille, cela me fait mal de penser que mes filles qui vivent à l’étranger et ne disposent que d’un trafic aérien réduit, risqueraient de ne pas pouvoir me rendre visite alors que je serais en train de vivre mes derniers jours, ni assister à mes funérailles. Cette pensée m’obsède parce que j’étais à l’étranger quand mon père et mon frère sont morts subitement, et j’ai dû prendre l’avion pour l’Australie le plus vite possible. Mais c’était avant le Covid-19, et je me console d’avoir été présente à leurs funérailles.
La mort au temps du coronavirus a catapulté la mortalité dans l’arène publique. Les pompes funèbres, les fossoyeurs, les exploitants de morgues et ceux qui assurent la gestion de la bureaucratie de la mort ont été décrits dans les médias. Des sites Internet tels que Death Over Dinner et Death Salon organisent des groupes de réflexion avec animateurs pour discuter de la mort. Le Shomer Collective est une initiative semblable, mais plus étendue, au sein de la communauté juive. Le Good Grief Festival virtuel a attiré des milliers d’internautes, et les groupes Facebook les plus visités qui discutent de la mort ont vu leur fréquentation exploser. Le coronavirus a accentué la solitude qui règne au sein de la société et nous a en même temps permis de parler plus ouvertement de nos angoisses profondes sur la mortalité. Faire part d’un deuil est presque devenu un rite initiatique d’entrée dans une fraternité sacrée. Le coronavirus peut vous tuer d’une manière violente, mais il a aussi aidé à normaliser la conversation autour de la mort.
Tout le monde aura ses histoires corona : heureusement, les miennes sont banales et personne dans ma famille immédiate n’a été malade. Mais que nous en soyons conscients ou pas, le Covid-19 a fait remonter en surface la peur tapie en nous de notre mortalité. Cela me ramène à la Deuxième Guerre mondiale : il ne restait à mes parents, arrachés à leurs familles et leurs vies chamboulées, que les documents nécessaires pour prouver leur existence. Mon esprit me ramène toujours à la guerre. Je me vois arrachée à mes filles, une déchirure que je ne conçois même pas. Parfois, je redoute d’avoir des sentiments. Une fois investie émotionnellement, l’idée de la perte devient trop difficile à supporter. En théorie, il serait plus simple de ne pas ressentir les choses trop profondément. Cela fait-il de moi une lâche ou une pragmatiste ?
La Hevra kaddisha sous les feux de la rampe
Une Hevra kaddisha est tenue pour acquise jusqu’au jour où elle n’est plus là. Alors que les grandes communautés dotées d’une infrastructure religieuse fonctionnelle sont en mesure de garantir que leurs membres soient enterrés selon la tradition juive, qu’en est-il des communautés déclinantes ou plus marginales ? Nous devons connaître la Hevra kaddisha et son travail doit être compris, reconnu et protégé.
Pourtant nous sommes en danger : malgré les sommes d’argent versées pour le compte de l’éducation et d’initiatives culturelles juives, des pans entiers de la jeunesse juive ne s’investissent pas pour la vie de la communauté. Je crains qu’il n’y ait pas de raison de penser qu’ils s’engageront davantage au niveau de la mort juive. Bien que cela ne soit pas du goût de tous, les jeunes doivent cependant comprendre que cela fait aussi partie de leurs responsabilités pour l’avenir de la communauté.
Alors, après le Covid-19, qu’est-ce qui se profile à l’horizon ? L’acte physique de la tahara sera entièrement rétabli et restera toujours une constante – il est impossible d’imaginer que ce rite soit délibérément abandonné. Cependant, un deuil hybride pourrait devenir l’option privilégiée pour certaines familles, y compris un petit enterrement intime diffusé en direct, une shiva en « présentiel » d’un ou deux jours, suivie le reste de la semaine de visites de condoléances en ligne et du Kaddish récité chez soi, à l’unisson d’une « communauté » dispersée à travers le monde. Ces modifications post-corona pourraient aussi affecter la façon dont nous recueillons les histoires des défunts ou offrir aux familles le temps et l’espace pour créer un héritage de réconfort et de souvenirs.
• Extrait de Death Duties : The Chevra Kaddisha, Jewish Burial Society, par Sally Berkovic, 2022. Disponible en anglais chez Fishburn Books.
• Edition française : Devoirs mortuaires : La Société funéraire juive ‘Hevra Kaddisha, traduction de Catherine Bates, éd. EZRAH, Genève, 2022. Commande auprès de daniel.halperin@bluewin.ch