Peut-on se remémorer les souvenirs des autres ? Je crois que nous le pouvons et que nous le faisons. Les descendants de personnes et de communautés qui ont survécu à des expériences collectives fortes – des catastrophes comme une guerre, un génocide, une violence extrême, mais aussi des mouvements politiques transformateurs, des coups d’État, des révolutions et des soulèvements – sentent souvent qu’ils sont marqués par des événements antérieurs à leur naissance. Pourtant, leur expérience de ces événements ne relève pas de la mémoire mais de la postmémoire ; ces « postsouvenirs » sont retardés et décalés dans le temps et dans leur qualité.
La postmémoire décrit la relation que la « génération d’après » entre- tient avec le traumatisme ou la transformation personnelle, collective et culturelle, de ceux qui ont vécu avant elle, avec des événements dont elle se « souvient » seulement par le biais d’histoires, d’images et de comportements avec lesquels elle a grandi. Mais ces événements ont été transmis si profondément et avec tant d’affectivité qu’ils semblent constituer des souvenirs à part entière. Le lien du postsouvenir avec le passé n’est donc pas véhiculé par la mémoire mais par un travail, une projection et une création de l’imagination, la « formulation ». Celui qui grandit en ayant hérité de tant de souvenirs écrasants risque de voir sa propre histoire déplacée, voire évacuée par ses ancêtres ; elle est façonnée, même indirectement, par des fragments traumatiques d’événements qui défient la construction narrative et dépassent la compréhension. Ces événements se sont déroulés dans le passé, mais leurs effets se poursuivent dans le présent. Nous le voyons clairement dans le travail de la deuxième génération comme Art Spiegelman et ses deux volumes de mémoires dessinés, Maus, le récit de Vladek Spiegelman survivant d’Auschwitz et de son fils artiste qui tente de raconter et dessiner l’histoire de son père, même si l’hommage au père éclipse et détermine la vie du fils. J’aimerais suggérer que la post- mémoire n’est pas strictement une posture identitaire mais une structure générationnelle de transmission inscrite dans de multiples canaux de médiatisation. La vie de famille, même dans ses moments intimes, est inscrite dans un imaginaire collectif façonné par des histoires et des images partagées, par des motifs collectifs fantasmés et projetés qui ont un impact sur la transmission de souvenirs individuels et familiaux. Ainsi, les BD de Spiegelman sont basées sur les témoignages du père enregistrés par le fils : l’enregistreur apparaît souvent dans les deux volumes de Maus. Mais ils sont aussi basés sur des documents, images et histoires qui sont connus du public et qui contredisent parfois le récit de Vladek sur Auschwitz. Ces contradictions font partie intégrante du travail culturel de la postmémoire.
Spiegelman est le fils de survivants de la Shoah. David Grossman, lui, n’a pas de lien biographique avec la Shoah ; il a pourtant écrit l’un des meilleurs romans sur le sujet : Voir ci-dessous : Amour. Si nous adoptons les expériences transformatrices ou traumatiques des autres comme notre propre vécu, si nous les inscrivons dans notre propre histoire, pouvons-nous le faire sans les imiter ou nous identifier excessivement à elles ? Cette question s’applique autant au processus d’identification, d’imagination et de projection de ceux qui ont grandi dans des familles de survivants qu’aux membres éloignés d’une génération ou d’un réseau relationnel qui partagent un héritage traumatique ou transformationnel ainsi que la curiosité, l’urgence et le besoin frustré de connaître le passé.
Leur relation à ces événements forts du passé n’est certainement pas la même. Pour délimiter la frontière entre une postmémoire strictement familiale et une autre « par association » plus large, nous devrions prendre en compte la différence entre l’identification intergénérationnelle verticale d’un enfant et d’un parent telle qu’elle se produit dans une famille, et l’identification intragénérationnelle horizontale qui rend la position de l’enfant plus largement accessible à d’autres contemporains.
Le post dans « postmémoire » indique davantage qu’un retard temporel et une situation de l’après. Ce n’est pas une concession à la temporalité linéaire ou à une suite logique. C’est une indication de la relation complexe entre proximité et distance, recouvrant de multiples sentiments qui caractérisent les actes de transmission médiatisés. Comme d’autres « post » marquant la fin du XXe siècle et le début du XXIe – post-traumatique, postmoderne, postcolonial, post-humain – la postmémoire reflète une oscillation incertaine entre continuité et rupture. Et pourtant, la post-mémoire n’est ni un mouvement, ni une méthode, ni une idée : je la vois plutôt comme une structure de transmission inter- et transgénérationnelle de connaissance traumatique et transformatrice et d’expériences corporelles, qui caractérisent la psychologie et l’interaction sociale de l’après-conflit. C’est la conséquence du souvenir traumatique mais (contrairement au syndrome du stress post-traumatique) éloignée dans le temps (une génération) ou dans l’espace. Je pense que la structure de la postmémoire peut aussi s’appliquer au témoin d’événements forts qui se déroulent dans de lointaines parties du monde. En ce qui concerne les co-témoins rétro-actifs ou éloignés, il faudrait voir dans quelle mesure ils se sentent vulnérables « devant la souffrance des autres », selon les mots de Susan Sontag, qu’ils s’agissent de leurs ancêtres ou de personnes plus lointaines, aujourd’hui ou hier. Quelles structures esthétiques et institutionnelles, quels motifs et technologies sont les meilleurs canaux pour transmettre la psychologie de la post-mémoire, les continuités et ruptures entre les générations et entre témoins proches et lointains ? Comment s’expriment et se transmettent les trous de mémoire, les peurs et la terreur ressentis après un trauma, l’exaltation et les déceptions au lendemain d’une révolution ? Dans le monde entier, des écrivains, cinéastes, artistes et conservateurs de musées ont façonné une esthétique de la postmémoire liée à l’histoire de catastrophes passées. Des artistes de la mémoire comme Horst Hoheisel ont travaillé en Allemagne, en Argentine et au Cambodge ; Daniel Libeskind à Berlin, Stockholm et New York. Le mur de photos au Musée de la Mémoire de Santiago, au Chili, rappelle des murs similaires dans des musées-mémoriaux à Paris et New York. Cette interconnexion permet de montrer certaines continuités et confusion entre divers récits. Mais elle peut aussi cacher d’importantes spécificités historiques. De plus, cette esthétique est dominée par une grammaire du trauma, de la perte et du deuil, évoquant l’absence, le silence, l’incompréhension et le vide. Elle tend à s’appuyer sur des images et documents d’archives, en insistant sur les fantômes et les ombres, les trous de mémoire et de transmission. C’est le cas des œuvres de Christian Boltanski et des romans de W.G. Sebald ou de Patrick Modiano. Mais nous retrouvons des aspects formels similaires dans les romans post-mémoriels de Toni Morrison sur l’esclavage ou dans les romans post-11-Septembre de Jonathan Safran Foer. On les voit au Musée Juif de Berlin, au Parc de la Mémoire à Buenos Aires et à la prison de Tuol Sleng au Cambodge. Ces dernières années, on observe de nouvelles stratégies esthétiques et politiques de postmémoire, qui évitent les trajectoires linéaires aboutissant nécessairement au désastre ; elles laissent la place à des histoires potentielles, des images de ce qui aurait pu se passer en plus de ce qui a déjà eu lieu. La postmémoire devient un instrument de réparation et de transformation, une mémoire du passé pour mieux faire face au futur.
Traduit de l’anglais par Brigitte Sion