À première vue, le remplacement à l’époque actuelle de la notion de maladie mentale par celle de santé mentale constitue un progrès. Au lieu de ne soigner que les pathologies psychiatriques, on s’intéresse désormais à la santé mentale de tous, avec la promesse de bien-être et de bonheur qui la sous-tend. Selon la définition de l’OMS, la santé mentale est un « état de bien-être qui permet à chacun de réaliser son potentiel, de faire face aux difficultés normales de la vie, de travailler avec succès et de manière productive, et d’être en mesure d’apporter une contribution à la communauté ».
Cette visée autorise à aspirer à un bien-être non seulement physique mais aussi psychique. Le concept de santé mentale entraîne une logique de prévention et d’accompagnement qui permet d’aider ceux qui en ont besoin. Depuis quelques années, les cabinets de psys voient arriver de nouveaux patients, adressés par des médecins généralistes de plus en plus soucieux de la question du bien-être psychique. Parallèlement, les groupes de parole se développent, à la fois dans des institutions et de manière spontanée, par le partage de vidéos et de posts sur les réseaux sociaux, qui permettent à ceux qui souffrent de trouver des lieux d’échange avec une entraide et un soutien de leurs pairs.
Pourtant, quelque chose dans la définition du concept de santé mentale interroge. On peut se demander si la visée de la santé mentale comme un état de bien-être, permettant succès et productivité n’a pas tout d’un idéal, sous-tendu par une vision de l’être humain très éloignée de la réalité psychique, faite de positif et de négatif, de joies et de peines dont les artistes ont cherché à rendre compte de tout temps, plus que d’un état de bonheur figé.
Si ce que l’on vise est impossible, si l’être humain ne peut jamais parfaitement réaliser son potentiel, est-ce que le risque d’afficher tout de même une telle visée n’est pas de conduire à favoriser un certain mode psychique qu’est le déni, qui permet en surface de surmonter les difficultés et de produire avec succès ? Accomplissant ainsi l’idéal de la santé mentale (et du capitalisme), sans que la question réelle de la subjectivité n’entre en jeu. L’obsession de la santé mentale peut ainsi conduire à une tentative de maîtrise visant à empêcher toute expression de souffrance psychique (la souffrance elle-même étant impossible à éviter). Ce qui explique à la fois l’extension de l’usage des psychotropes (qui sont évidemment utiles pour apaiser la souffrance mais qui ne traitent pas la cause du mal) et la multiplication des thérapies brèves, dont le but est d’éradiquer le symptôme.
À l’extrême, on pourrait imaginer un monde dont on aurait éliminé toute expression de négativité en amont : un article récent dans un journal américain évoque l’attrait pour un nouvel eugénisme. Il rapporte l’histoire d’un couple de la Sillicon Valley ayant sélectionné parmi les embryons fécondés in vitro celui à implanter pour une grossesse à partir du risque, évalué sur son ADN, de développer non seulement telle ou telle maladie génétique mais aussi mauvaise humeur et stress.
Au-delà du problème éthique que pose cette pratique, cela montre que le concept de santé mentale, si présent dans notre société contemporaine, est sous-tendu par un idéal de suppression du négatif sous toutes ses formes, pas seulement les plus pathologiques. Même les manifestations apparemment bénéfiques de la santé mentale portent cette ambivalence. La valorisation d’une parole sur la souffrance intime, supposément libératrice, sur les réseaux sociaux, a son envers : l’exclusion et la culpabilisation de ceux qui ne semblent pas animés de la même volonté affichée de s’en sortir, de se faire « l’entrepreneur de (leur) propre vie » .
C’est là que la psychanalyse apporte un éclairage différent. Pour Lacan, la psychanalyse ne peut viser la guérison, celle-ci ne venant que « de surcroît » dans la cure. La raison en est simple, il s’agit d’éviter de vouloir guérir le patient malgré lui, ce qui viendrait répéter la position d’un parent qui, prétendant prendre soin de son enfant, déciderait tout à sa place, le privant d’un désir propre. Le paradoxe est que le symptôme, s’il fait souffrir le sujet et le mène à consulter, est aussi en un sens la seule façon qu’il a trouvée (inconsciemment) pour se dégager de l’emprise de l’autre et affirmer sa propre vérité. C’est pour ça qu’il n’est pas si facile de l’en débarrasser et qu’il est souhaitable de lui laisser le temps de trouver une autre articulation, moins douloureuse, à sa vérité.
En un sens, à l’époque de Freud, la crise hystérique était la seule façon pour les jeunes filles de se rebeller contre l’ordre patriarcal et peut-être qu’aujourd’hui, la dépression est la seule façon de transgresser l’injonction capitaliste de consommer toujours plus et de travailler de manière productive. À la profusion de biens et de promesses de bonheur, le dépressif répond : à quoi bon ? Dans le même sens, le syndrome de l’imposteur est une façon pour le sujet de se désinvestir d’une place qu’on a choisie pour lui et dans laquelle il ne peut pas se reconnaître : c’est une forme de résistance, la seule que le sujet a trouvée jusque-là.
Ainsi d’un patient, joyeux et sympathique, qui souffrait du syndrome de l’imposteur dans son travail. À partir du moment où il est parvenu par l’analyse à mettre à distance une mère envahissante, il a pu se poser la question de son désir propre et aller vers un métier dans lequel il se sente à sa place, son sentiment d’illégitimité ayant disparu. Au même moment, des angoisses sur son avenir ont surgi, dont il s’est aperçu qu’elles étaient auparavant cachées par la présence de sa mère.
Du point de vue du concept de santé mentale, est-ce qu’il ne valait pas mieux qu’il reste joyeux et insouciant ? Certes, il souffrait de son sentiment d’imposture, ainsi que de divers maux somatiques mais, dans le fond, il était productif et la société s’en accommodait très bien. Son analyse lui a permis de se rapprocher de son désir en se séparant de l’autre parental mais, pour cela, il a dû renoncer en partie à son état de bien-être antérieur qui masquait les véritables problèmes qui le tourmentaient.
À l’époque du concept de santé mentale, a-t-on encore le droit d’être tourmenté ? Est-ce que viser la bonne santé, dans un mouvement de soin et d’attention à la souffrance qui est louable, ne conduit pas aussi à étouffer la question du désir, forcément tortueux ? On n’a jamais autant reconnu de syndromes et autres troubles mentaux, mais peut-être justement dans une tentative d’isoler le mal, pour préserver l’idéal d’un état qui serait celui d’un pur bien-être. Ces nouveaux diagnostics sont aussi une façon de réduire la souffrance psychique à un dysfonctionnement cognitif ou cérébral, laissant souvent de côté la recherche de causalité dans l’histoire du sujet et le privant du même coup d’une occasion de se réapproprier les blessures de son histoire en les articulant à un désir singulier.