De façon générale, la Bible est assez avare en descriptions de personnages. De l’apparence d’Adam et Ève, d’Abraham ou de Moïse, on ne sait pas grand-chose. À peine nous dit-on que les matriarches étaient « belles », « bien faites », « ravissantes » … Bref, rien de très précis! Il arrive néanmoins que certains traits physiques soient indiqués. Quand c’est le cas, c’est qu’ils revêtent une importance particulière pour le récit, ou qu’ils reflètent un trait de personnalité profond du personnage qui les arbore. Et c’est typiquement ce que l’on constate pour les poils et les cheveux : lorsqu’ils sont mentionnés, c’est toujours pour nous dire quelque chose de fondamental sur celui ou celle qui en est affublé. Plus précisément, ils semblent toujours associés à l’idée de puissance. Pour le meilleur ou pour le pire.
Pour le pire, d’abord, qui s’incarne dans la figure d’Esaü. Fils d’Isaac et de Rébecca, frère jumeau rival de Jacob, il est le premier personnage poilu que l’on rencontre dans la Torah. Le texte nous dit qu’il naît déjà « tout velu comme une fourrure de bête » (Genèse 25,25) C’est d’ailleurs ce que pourrait indiquer son nom, que certains commentateurs rapprochent du mot asah, participe passé du verbe laasot, « faire ». D’après eux, « Esaü » serait ainsi l’enfant « déjà fait » à la naissance, autrement dit, déjà pubère.
Cette pilosité, impressionnante par sa précocité autant que par son abondance, semble préfigurer chez Esaü quelque chose de l’ordre de l’animalité. Et en effet, en grandissant, il développe un tempérament sanguin (on lui associe d’ailleurs la couleur rouge) ; une certaine impulsivité qui s’exprime par exemple lorsque, rentrant affamé des champs, il accepte sans hésiter d’échanger son droit d’aînesse avec son frère Jacob contre un plat de lentilles que ce dernier lui a préparé. Cette incapacité à maîtriser ses pulsions et à voir sur le long terme, cette préférence temporelle pour le présent pourrait-on dire en langage plus économique, est précisément ce qui le sépare de son frère, stratège à la peau lisse, modèle d’homme civilisé. Par opposition, Esaü est de son côté l’homme sauvage. C’est ce que nous indique aussi une autre de ses caractéristiques : son amour pour la chasse, art de l’instant et de l’instinct par excellence. Chez lui, donc, pilosité rime avec bestialité.
Ce n’est pas le cas chez le second personnage velu célèbre que nous rencontrons dans la Bible – velu, ou plutôt chevelu, puisqu’il s’agit de Samson. Ce dernier apparaît dans le livre des Juges, et, s’il ne naît pas déjà poilu, on sait avant même sa naissance qu’il aura un destin capillaire exceptionnel. « Le rasoir ne passera pas sur sa tête, car ce garçon sera consacré à Dieu dès le sein maternel », commande l’ange divin à sa mère lorsqu’il vient lui annoncer qu’elle le portera (Juges 13,5). Ce serment qui le lie à Dieu avant même sa venue au monde est ce qui conférera plus tard à Samson sa force surhumaine (qui lui permettra par exemple de « déchirer » un lion à mains nues!).
Mais contrairement à la force d’Esaü, celle de Samson n’est pas réprouvée par le récit biblique, bien au contraire : elle fait de lui un héros. C’est grâce à sa force monumentale qu’il mène les Hébreux à la victoire face à leurs ennemis philistins, et qu’il s’impose ainsi comme juge d’Israël pendant vingt ans. Sa force est donc reconnue comme une qualité légitimant son leadership. Pourtant, cette force s’accompagne ici aussi d’un tempérament impulsif : le texte nous décrit tour à tour Samson comme « bouillant de colère », « excédé à en mourir », « perdant patience »… Comme Esaü, il semble être le jouet de ses affects. La différence, pourtant, est claire : cette facette animale, matérialisée par son imposante chevelure, fait clairement partie dès le départ d’un plan divin, quand la bestialité d’Esaü n’est destinée à servir aucun dessein particulier. Chez Samson, donc, pilosité rime avec divinité.
Un troisième personnage biblique, enfin, a une histoire de poils et de puissance à nous raconter : il s’agit de Tamar, la fille du roi David. Ses malheurs font partie des épisodes les plus terribles du Tanakh : prise dans un guet-apens soigneusement préparé, elle se fait violer par son demi-frère, le sordide Amnon, à la suite de quoi ce dernier, « pris d’une haine violente à son égard », l’expulse brutalement de chez lui (Samuel II 13).
S’il n’est pas directement question de poils dans ce récit, les rabbins du Talmud ont introduit le sujet dans le traité Sanhédrin (21a), d’une façon assez audacieuse. Dans cette sugya, ils réfléchissent à l’histoire de Tamar et Amnon et s’interrogent : pourquoi Amnon a-t-il ressenti une telle haine après avoir violé Tamar ? Bien sûr, on pourrait imaginer une forme de transfert de haine de soi, fort concevable après un acte aussi ignominieux. Mais ce n’est pas ce que suggère le Talmud. Ce qu’il propose, par la voix de rabbi Yitzhak, c’est une réponse aussi irréaliste en pratique qu’intéressante par ce qu’elle révèle de l’imaginaire rabbinique. D’après rabbi Yitzhak, Amnon se serait mis à haïr violemment Tamar car celle-ci, durant son viol, lui aurait sectionné le sexe avec un (très long…!) poil pubien.
On voit donc qu’aux yeux des rabbins, le poil représente là encore la puissance, comme dans le cas d’Esaü et de Samson, mais une puissance menaçante, inquiétante, littéralement castratrice. Et il est intéressant de noter à quel point les termes du sujet ont finalement peu évolué jusqu’à aujourd’hui s’agissant de pilosité féminine. Aujourd’hui encore, une femme poilue est une femme subversive. Aujourd’hui encore, une femme poilue fait peur. Elle fait peur parce qu’en refusant de se soumettre aux diktats du désir des hommes, elle les prive d’un instrument majeur de leur pouvoir. Si la pilosité d’Esaü incarnait la puissance bestiale de l’homme et la chevelure de Samson sa puissance divine, le poil de Tamar, vu par les rabbins, représente donc quant à lui la « puissance invaincue des femmes ».