Il existe en économie de l’éducation un concept qui s’appelle Maimonides’ rule.
La Maimonide’s rule fut introduite en sciences de l’éducation par Joshua Angrist (MIT) et Victor Lavy (Warwick), deux économistes israéliens dans l’article : « Using Maimonides’ Rule to Estimate the Effect of Class Size on Children’s Academic Achievement » 1. Cet article d’économie expérimentale, qui analyse une question qui taraude les parents et les directeurs d’école, la taille des classes et le rapport avec la réussite des enfants a l’école, leur valut la deuxième place au 2000 Griliches Prize for Empirical Economics.
Pourquoi Maïmonide a-t-il donné son nom à une règle d’économie expérimentale de l’éducation ? Parce qu’il l’a formulée, pardi !
« Vingt-cinq enfants [ou bambins] étudient avec un seul maître. S’ils sont plus que vingt-cinq et moins que quarante, on donne au maître un assistant pour l’aider à enseigner. S’ils sont plus de quarante, on leur donne deux maîtres pour les enfants. »
Maïmonide, Mishné Torah, Lois relatives à l’étude de la Torah 2,5
Le principe est donc :
1. 25 élèves : taille idéale d’une classe pour un professeur,
2. 25 à 40 enfants : un maître plus un assistant,
3. plus de 40 enfants : on scinde les classes en deux.
Cette règle que Maïmonide a formulée et synthétisée dans son code de Loi, il l’a reprise du Talmud Babylonien, Traité Baba Batra 21a :
« Rava a dit : le maximum d’élèves pour un maître est de vingt-cinq. S’il y a cinquante enfants à un endroit, on installe deux maîtres. Et s’il y a quarante enfants, on installe un assistant et les habitants de la ville doivent aider à payer le salaire de l’assistant. »
Cette règle est extraite du récit par le Talmud babylonien de ce qui fut sans doute la plus grande, et la première, réforme de l’éducation dans l’Antiquité, réforme à laquelle le peuple juif doit, selon certains chercheurs, une grande partie de sa survivance.
Éducation obligatoire pour tous, riches et pauvres, orphelins ou bien nés, à partir de 6 ans, dans toutes les villes, villages, et valable dans tous les pays, salaires pris en charge par la communauté de façon proportionnelle aux revenus.
Et qui en fut l’instigateur ? Yehoshoua ben Gamla. Un Grand-prêtre (cohen gadol) de l’époque du second Temple (entre 64 et 65 de notre ère). Yehoshoua Ben Gamla fut, pour la secte pharisienne, dont est issu notre judaïsme rabbinique, une figure à tout le moins controversée. Il épouse en secondes noces Martha Bat Baïtos, une fille de la famille des Boéthusiens, secte sacerdotale anti-pharisienne, liée sans doute aux Saducéens (le lien entre les deux sectes et l’objet de recherches). Cette dernière achète pour son époux le titre de Grand-prêtre auprès du roi Herode Agrippa II (même si le Talmud parle du roi Jannée, ce qui n’est pas chronologiquement possible). La haine pharisienne envers les Boéthusiens est palpable dans de nombreux passages talmudiques, et la méfiance envers les Grands-prêtres ayant acheté ou obtenu leurs titres par ruse, alliances ou coups politiques encore plus. Plus généralement, la figure du prêtre (serviteur du Temple, du rite, du culte) et celle du sage (centré sur l’étude de la Loi, les raisonnements juridiques, le travail de soi) sont également en tension en cette époque très chargée.
C’est pourquoi, le caractère positif du passage talmudique sur la réforme de Yehoshoua Ben Gamla est d’autant plus étonnant. Il prouve une certaine capacité à apprécier objectivement les actes de ses propres ennemis religieux et politiques.
Voilà comment le Talmud relate cette réforme :
« Comme le dit Rav Yehuda au nom de Rav dit : En vérité, on se souvient de cet homme pour le bien, et son nom est Yehoshoua ben Gamla. Sans lui, la Torah aurait été oubliée du peuple juif. Initialement, quiconque avait un père, avait son père pour lui enseigner la Torah, et quiconque n’avait pas de père n’apprenait pas du tout la Torah. La Guemara explique : Quel verset ont-ils interprété homilétiquement qui leur a permis de se conduire de cette manière ? Ils ont interprété le verset qui dit : « Et tu les enseigneras [otam] à tes fils » (Deutéronome 11,19), pour signifier : Et vous-mêmes [atem] les enseignerez, c’est-à-dire que vous, les pères, enseignerez à vos fils. Lorsque les Sages ont vu que tout le monde n’était pas capable d’enseigner à ses enfants et que l’étude de la Torah déclinait, ils ont institué une ordonnance selon laquelle des enseignants pour enfants devaient être établis à Jérusalem. La Guemara explique : Quel verset ont-ils interprété homilétiquement qui leur a permis de faire cela ? Ils ont interprété le verset : « Car la Torah émerge de Sion » (Isaïe 2,3). Or, quiconque avait un père, son père montait avec lui à Jérusalem et le faisait enseigner, mais quiconque n’avait pas de père, ne montait pas et n’apprenait pas. Par conséquent, les Sages ont institué une ordonnance selon laquelle les enseignants pour enfants devaient être établis dans une ville de chaque région [pelekh]. Et ils faisaient venir les élèves à l’âge de seize ans et à l’âge de dix-sept ans. Mais comme les élèves étaient âgés et n’avaient pas encore reçu d’éducation formelle, un élève dont le professeur se fâchait se rebellait contre lui et partait. Il était impossible de retenir les jeunes contre leur gré. Cet état de choses continua jusqu’à ce que Yehoshoua ben Gamla vienne et institue une ordonnance selon laquelle des professeurs d’enfants devraient être établis dans chaque province et dans chaque ville, et ils amèneraient les enfants à apprendre à l’âge de six et à l’âge de sept ans. En ce qui concerne la question qui nous occupe, puisque ce système a été établi pour les masses, les voisins ne peuvent pas empêcher un érudit d’enseigner la Torah dans la cour. »
Ils racontent, et déplorent, un état de fait où les privilèges de la naissance et le degré d’éducation du père influençaient la vie de l’enfant. Les orphelins et les pauvres restaient analphabètes, et il était du devoir des Sages de réparer ces injustices. Non comme un privilège aristocratique mais comme une obligation communautaire. Former et établir des maîtres dans chaque endroit. Définir la taille des classes, le nombre de maîtres, dont le salaire sera à la charge de la communauté. C’est cette réforme de l’éducation qui fera passer l’éthos des Sages d’élite aristocratique d’un petit groupe opposé au peuple ignorant, les amei haaretz à une culture de l’étude pour tous, une aristocratie de l’étude pour tous.
Maristella Botticini et Zvi Eckstein, dans leur livre d’histoire économique 2, affirment, analyses démographiques à l’appui, que cette réforme de l’éducation obligatoire en tant qu’obligation religieuse ayant un coût économique élevé dans un contexte agricole où cette éducation ne fournissait pas d’avantage immédiat (ratio coût-bénéfice économique négatif) est précisément ce qui a permis aux Juifs de survivre à l’exil, à l’urbanisation (commerce, rédaction de contrats) et au changement. Ainsi, cette charge économique sur les dépenses de chaque foyer, alors même que dans une société agricole l’alphabétisation et l’étude de la loi n’étaient pas d’utilité immédiate, aurait fourni aux Juifs qui se pliaient à ces obligations religieuses un avantage comparatif indéniable, qui expliquerait jusqu’à certains traits persistants jusqu’aujourd’hui.
Toujours est-il qu’une règle datant du ier siècle de notre ère portant sur la taille idéale d’une classe pour enseigner et pour bien apprendre, est encore aujourd’hui une base de travail en théorie de l’éducation. Au lieu de nous bassiner avec le progrès, l’école de demain, d’après-demain et du futur, nos politiques feraient bien de jeter un œil non méprisant à ce modèle de l’école d’hier qui, bien qu’il acceptât encore une certaine violence éducative fut aussi, en un sens, un modèle de l’inclusion :
« Celui qui sait lire, laisse-le lire tout seul, celui qui ne sait pas lire, laisse-le être le camarade de ses amis. »
TB Baba Batra 21a
1. in The Quarterly Journal of Economics, Vol. 114, No. 2 (mai 1999), pp. 533-575, Oxford University Press.
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2. La Poignée d’élus : Comment l’éducation a façonné l’Histoire Juive, Albin Michel, 2016
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