Que signifie le verset « Ne touchez point à mes oints, n’oppressez point mes prophètes » (Psaume 115) ? Les oints, ce sont les enfants des maisons d’études et les prophètes, ce sont les sages. À ce sujet, Reish Lakish enseigne que le monde ne se maintient que pour la buée sortant de la bouche de ces enfants.
Rav Papa questionnait Abayé : Et nous autres alors ? ! Ce à quoi ce dernier lui répondait : une buée qui connait la faute ne ressemble point à une buée immaculée.
Reish Lakish enseignait également qu’on ne pouvait en aucun cas stopper l’étude des écoliers, pas même pour reconstruire le Temple. Reish Lakish disait avoir reçu de ses pères l’enseignement selon lequel toute ville où il n’y aurait point d’écoliers mériterait d’être détruite (Ravina, lui, disait : mériterait l’anathème). 1
Ce court texte du Talmud de Babylone se présente comme une unité littéraire mais comporte pourtant au moins trois couches de rédaction. La première est un enseignement anonyme typique des tanaïm (Ier-IIe siècles), qui propose une lecture allégorique du verset des Psaumes. La seconde est une surenchère proposée par Reish Lakish (IIIe siècle, Israël) et suivie d’enseignements complémentaires. La dernière est une digression intégrée à la deuxième couche, où dialoguent Rav Papa et Abayé, deux sages babyloniens du IVe siècle.
Nous voici face à un condensé de trois siècles de pensées talmudiques sur les vertus et spécificités de l’apprentissage des enfants, tout comme sur les limites du savoir adulte. La réflexion s’ouvre sur l’injonction divine rapportée par le psalmiste : Dieu veille à ses oints et ses prophètes. Quiconque lit le verset en hébreu ne peut rater l’emploi du mot יחישמ, oints mais encore messies. Si le psalmiste pensait désigner les rois d’Israël, aux premiers siècles de l’exil, le mot s’est depuis chargé d’un sens nouveau, messianique, que le Talmud compte bien exploiter. Dans ce monde-ci, les sages sont les nouveaux prophètes, vecteurs entre Dieu et les Hommes, mais ce sont les écoliers sur leurs bancs d’étude qui portent en eux l’étincelle messianique dont seraient dépourvus leurs maîtres.
Avant toute chose, ce texte questionne donc la singularité de l’étude des jeunes enfants, qui se perdrait à l’âge adulte. On écarte tout d’abord l’approche orthopraxe, celle qui s’intéresse aux gestes et rituels du quotidien du point de vue de la (supposée) comptabilité divine. Comme le notent plusieurs commentateurs, sous un angle purement halakhique, les enfants étant dispensés du service divin de par leur statut de mineur, leur étude n’a qu’une fonction facultative, foncièrement inférieure à celle des adultes. Or ce texte sous-entend l’exact inverse et va jusqu’à préférer cette étude à la construction du Temple 2.
L’approche utilitariste, qui voudrait résumer l’étude à un moyen d’acquérir un savoir ou encore des connaissances pratiques, semble, elle aussi, écartée. Cette étude n’est pas appréhendée de par ses implications concrètes sur l’apprentissage des enfants, mais sous l’angle de la buée qui sort à chaque instant de ces bouches juvéniles, offrant un souffle à l’Humanité.
À bien s’y pencher, c’est une étude qui est ritualisée, puisque les respirations mêmes des élèves confèrent déjà une signification au monde, et que la simple présence de ces enfants accorde une légitimité aux regroupements humains. Un texte midrashique proche du nôtre nous dit d’ailleurs que l’apprentissage traditionnel ne commence pas par la Genèse mais pas le Lévitique, consacré aux rituels pontificaux, car la bouche des enfants étudiant est comparable aux sacrifices rituels, à travers lesquels le monde se maintenait 3. Un rituel antique est remplacé par un autre, occupant la même fonction cosmique.
Pourquoi le Talmud ritualiserait-il une pratique somme toute rationnelle et universelle ? Ma proposition, que je soumets au jugement des lectrices et lecteurs, est que le Talmud ne fait que constater ce que les enfants font par eux-mêmes. Un jeune enfant ayant soif d’étude et de découverte, s’émerveille de ce qu’il apprend, sans y voir pour autant la dimension utilitariste et pragmatique. Qui n’a jamais vu un enfant déchiffrer laborieusement une étiquette d’emballage ou le titre d’un livre, ébloui des sons qu’il a découverts derrière les lettres, sans que pour autant le mot en lui-même ait la moindre importance ? Quelle enfant n’a-t-elle jamais partagé un savoir tout juste découvert, que les adultes qualifieraient de parfaitement inutile mais qui, pour elle, avait une valeur intrinsèque ? C’est une étude que le monde n’a pas encore désenchantée, à mi-chemin entre un trésor qu’on découvre et une œuvre d’art dont on se délecte.
L’apprentissage juvénile a une dimension autotélique qui disparaît bien vite avec l’âge et la prise de conscience qu’on peut instrumentaliser le savoir. C’est le débat qui anime Rav Papa et Abayé, nos deux sages babyloniens. Le premier s’offusque du manque de considération pour son propre savoir, fruit d’un long et dur labeur. Un savoir qui, malgré tout, nous dit Reish Lakish, ne contribue pas au maintien du monde, et ne dispense pas de prêter main-forte pour la construction du Temple. Mais Abayé lui réplique que leur savoir est entaché, dévoyé. Eux connaissent la valeur mercantile des connaissances, eux ont goûté aux bénéfices sociologiques que leur confère leur érudition. L’étude des enfants, quant à elle, est à un stade encore immaculé. C’est l’étude pour l’étude, l’étude qui se suffit à soi, l’étude dans laquelle se reflète la part divine qui habite l’Homme. Les sages utilisent un mot intraduisible pour désigner cela : l’étude lishma, autotélique, entière, sans extériorité 4.
Dès lors, la dimension messianique attribuée à ces enfants prend tout son sens. Le messianisme juif a la particularité d’inclure à la fois un aspect réparateur et utopique. Le futur auquel on aspire est enfoui dans un passé endormi, qui peut s’éveiller au moment présent. La totalité avec laquelle les enfants s’adonnent à l’étude confère à ce présent une dimension messianique qui réveille chez l’observateur le souvenir de son propre amour de l’étude avant le dévoiement. Ce présent n’est plus point de passage entre passé et avenir, mais lieu d’une révélation où un passé qu’on croyait révolu est convoqué pour ouvrir la voie vers un nouveau futur 5. C’est peut-être ce que tente de formuler le rabbin Juda De Ratisbonne (XIIe siècle, France) qui, dans un texte mystique, explique que, si les enfants sont appelés messie, c’est car ce mot lui-même découle de la racine חיש, discussion ou dialogue 6. C’est à travers les discussions enfantines que le monde se maintient, nous enseigne ce rabbin. Ces discussions innocentes qui ne laissent pas indifférents les adultes qui les surprennent – où tout est encore sujet à un apprentissage émerveillé et émerveillant.
1. Talmud de Babylone, Shabbat 119b.
Retour au texte
2. Maïmonide, dans son code, souligne que chaque Juif ou chaque Juive, érudits et rabbins inclus, a l’obligation de cesser toute activité pour participer à la construction du Temple. Les seuls exemptés seraient les écoliers en pleine étude. Voir : Mishné Torah, Hilkhot Beit Habe’hira 1,12. C’est également en se basant sur ce texte que le rabbin Samuel de Medina (Salonique), autorité centrale du XVIIe siècle, conseillera à un groupe de mécènes de créer une école pour enfants plutôt que de financer un centre d’étude élitiste pour rabbins. Voir son livre de responsa Shout Maharshadam, Y.D., réponsum 167.
Retour au texte
3. Midrash Tanhouma, parashat Tsav, 14.
Retour au texte
4. Voir surtout le Talmud de Babylone, Nazir, 23b.
Retour au texte
5. C’est ma compréhension d’une affirmation obscure de Walter Benjamin dans ses Thèses sur le concept de l’Histoire.
Retour au texte
6. Sefer Hassidim, paragraphe 1140, alinéa 1.
Retour au texte