Nous étions en train de préparer ce numéro de Tenou’a lorsque la nouvelle de la mort d’Abdelwahab Meddeb nous est parvenue – à ce moment, justement, nous le lisions attentivement dans l’Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours, codirigée avec Benjamin Stora. Meddeb est sans doute une illustration fidèle de la liberté. Un état d’être complexe qui nécessite connaissance et travail rigoureux, refus de la facilité et de la compromission, confrontation avec ses contradictions, passion et courage.
À contre-courant ou à l’avant-garde, Meddeb était poète, romancier, essayiste, homme de radio, citoyen de France et de Tunisie, mystique et savant. Depuis des années, il avait travaillé sur les liens qui existent, tendres ou tendus, entre islam et judaïsme.
Nous reproduisons ici une partie du texte autobiographique sur son enfance en Tunisie, publié en introduction à l’Histoire des relations entre juifs et musulmans.
L’été, nous résidions à la station balnéaire de La Marsa. Je passais devant la synagogue qui se trouvait derrière la mairie, à proximité du marché Marsa-Résidence, où demeuraient beaucoup de juifs. Je recevais avec frissons la rumeur de la prière juive. Cette récitation à peine chantée et dont le rythme fait osciller les têtes me rappelait la lecture coranique que j’entendais chez moi ou dans la Grande Mosquée de la Zitouna. telle proximité, telle ressemblance me troublaient : je me demandais où logeaient l’identité et la différence. Était-ce la même prière dans une autre langue ? Et ces juifs que je voyais au quotidien portaient aussi en eux à la fois ce qui me les rendait semblables et différents. C’est cette différence dans la ressemblance qui me troublait.
Au début des années 1960, je retrouvais plus tard, à l’âge pubère, la même proximité, la même ressemblance, lorsque je voyais les juifs se promener dans les avenues du centre-ville. Ils étaient si proches tout en incarnant l’idéal de modernité et d’Europe. Je percevais en eux, par leur présence urbaine, des Tunisiens accomplis dans leur modernisation/occidentalisation. Ils devenaient pour moi un élément de fascination et des figures d’identification pour assurer ce que Jacques Derrida appellera la « fidélité infidèle »: infidèles à ce qui de leur tradition les rendait inaptes à l’évolution et à la liberté ; fidèles à ce qui de la même tradition résiste comme trace. À travers eux, je voyais s’accomplir la possibilité d’être dans le siècle et de continuer à perpétuer ce qui de l’origine résiste et demeure. En somme, je me disais que juif ou musulman, il était possible d’être tunisien et moderne. L’évolution n’était pas pure trahison. Voilà ce que m’évoquait la présence des juifs dans un Tunis, où ils illustraient en plus la joie de vivre, l’hédonisme, la belle mixité. Porteur de l’habitus méditerranéen, ils tiraient Tunis vers le nord et rendaient notre ville sœur de Rome ou d’Athènes ; ils mettaient en scène le plaisir des jours et des nuits sur les terrasses, dans les cafés, les bars, les restaurants. Après le départ des juifs, Tunis s’est mis à errer vers l’est et s’est fait petite sœur du Caire postnassérien.”
Ce texte est reproduit avec l’aimable autorisation de l’éditeur Jean Mouttapa et des éditions Albin Michel.