Était-ce La Liste de Schindler ou encore La Vie est Belle ? Sans me rappeler exactement lequel, c’est par un film qui passait à la télévision que j’appris l’existence de la Shoah. Non préparés à cela, mes parents tentèrent de m’expliquer en quelques phrases le sujet. D’un coup, je fis le lien avec la photo du frère de ma grand-mère, qu’elle gardait toujours en pendentif. Cette scène eut lieu dans mon salon dans les années quatre-vingt-dix, j’avais à peine 10 ans et, à la suite de ces quelques mots, j’emportai dans ma chambre, sans le dire à personne, ce qui s’avéra être la première crise d’angoisse dont je me souvienne. C’était une époque où on ne pensait pas encore à l’aspect pédagogique de la transmission. Depuis, les chercheurs de Yad Vashem encouragent à ne plus enseigner la Shoah de façon « claustrophobique », mais à travers des exemples d’espoir, afin de montrer que l’humain peut triompher, même dans les heures les plus sombres de l’histoire. Il est remarquable de constater que, guidés par leur seule intuition, les auteurs de comics faisaient ainsi durant les années soixante-dix et quatre-vingt. Il est également remarquable de constater que, malgré eux, ils furent parmi les pionniers de la transmission de la mémoire de la Shoah.
Car, en effet, ça n’est que dans les années quatre-vingt que l’enseignement de la Shoah est devenu obligatoire aux États-Unis. Pour nombre de teenagers des années soixante-dix, c’est donc souvent à travers leurs BD qu’ils en découvrirent l’existence (ou tout du moins eurent envie d’en apprendre plus). Mais pourquoi les auteurs de comics ? Le comics est un peu comme la psychanalyse, un si grand nombre de ses pionniers étant juifs qu’il est difficilement dissociable de son héritage judaïque. Alors, entre 1955 et les années quatre-vingt, puisqu’à la sortie des camps, peu étaient ceux qui arrivaient à mettre des mots sur ce qu’il s’était passé, ces artistes ont profité de la liberté que leur offrait le format comics afin d’exprimer la tristesse et la colère qui habitaient l’inconscient collectif… Avec avant tout l’objectif de transmettre la terrible histoire. Le livre We Spoke Out (préfacé par Stan Lee, auteur juif et père des héros Marvel) en compile plusieurs extraits dans une forme d’anthologie.
Certes, Captain America avait déjà combattu les nazis en 1940, mais la première fois que la Shoah devint le sujet d’un comics, ce fut en 1955 (un an avant Nuit et Brouillard). Le scénario de Master Race arriva sur le bureau de l’illustrateur Bernard Krigstein qui, quelques années plus tôt, avait participé au débarquement en Normandie. Quand Krigstein comprit l’importance de ce qu’il avait entre les mains, il mit tout son art au service de ces mots. Au final, ces huit pages devinrent une référence dans l’histoire des comics au niveau scénaristique comme au niveau graphique.
Master Race est pareil à un film noir. Années cinquante, New-York, couleurs lugubres, un personnage principal hanté par son passé, un narrateur omniscient et cynique, des images de l’Allemagne nazie qui ressurgissent, des silhouettes énigmatiques… Le personnage s’enfonce dans le métro. Un passant au teint pâle et au visage creusé le reconnaît. Il crie « Reissman ! It’s you ! ». S’ensuit une course-poursuite où les images d’un camp de concentration s’enchaînent avec celles du métro new-yorkais. Mais que lui veut cet homme ? Pourquoi le chasse-t-il ? Ce passant n’est autre qu’un survivant des camps. Il jure qu’il ne lâchera pas celui qu’il a reconnu. La course-poursuite se termine par un accident. Reissman finit sous les rails du métro. L’ancien détenu nous apprend que ce dernier était le commandant de Bergen-Belsen. Quelques personnes s’attroupent autour de l’accident. Un d’entre eux demande au survivant ce qu’il s’est passé.
– Cet homme est descendu du quai et il s’est jeté sous le train.
– Le connaissiez-vous ?
– Non… pas du tout.
Ici, pas de capes, de pouvoirs, ni de super-héros… Dans Master Race, à la manière d’un film d’auteur, le réalisme est de mise. Ces pages sont une invitation à la complexité, mêlant lecture à plusieurs niveaux, criminel en fuite, survivant hanté, traumatisme, terreur et vengeance (peut-on l’appeler justice ?). En entrant dans l’Histoire, ce comics encouragea d’autres auteurs à parler de la Shoah, et l’originalité de leurs approches scénaristiques est tout aussi fascinante.
À travers les pages de l’anthologie, on découvre que les comics approchent tous le sujet de manière extrêmement variée. Dans le registre fantastique, nous pouvons y croiser un Golem qui décime une troupe de nazis à Prague ; le fantôme d’un soldat polonais déchu, qui prend possession d’un nazi, afin de sauver des Juifs en Norvège ; Batman qui tente de mettre un criminel nazi derrière les barreaux tout en empêchant un rescapé de la Shoah de le tuer ; ou encore Captain America qui s’attaquera cette fois-ci non pas à Hitler, mais libérera un camp de concentration…
Pour ceux écrits dans un registre plus réaliste (comme Master Race), la créativité est également de mise. Un comics met en action une troupe de la Brigade Juive faisant alliance avec une bande de G.I.s en mission en Égypte. À un moment de l’opération, ils entrent dans une synagogue désaffectée et font un kaddish pour les victimes de la barbarie nazie. Un autre présente l’attaque du ghetto de Varsovie depuis la perspective de trois soldats allemands. Alors qu’un seul d’entre eux est ébranlé par la cruauté des actes qu’il est en train de commettre, on comprend l’enfer que vivent les Juifs du ghetto à travers l’imbécile cruauté des deux autres : « Comment osent-ils nous attaquer avec un landau piégé ? ». La complexité qui se dégage de tous ces scénarios est phénoménale… À tel point qu’on se demande comment ils ont été compris à leur sortie, voire même si quelqu’un oserait les publier aujourd’hui.
Comme le dit Stan Lee dans la préface de We Spoke Out : « Nous n’étions pas que des créateurs de comics, nous étions également des enseignants ». C’est une sincère volonté de transmission qui s’exprime à travers ces pages.
Cette anthologie a été publiée il y a quelques années dans un contexte où, d’après une étude, 40 % d’Américains admettaient ne pas savoir ce qu’est Auschwitz. En parallèle, autour de la même époque, les comics ont décidé de ne plus montrer le drapeau nazi afin de ne pas le glorifier et de cacher que les Juifs étaient la cible des camps de concentration, afin de ne stigmatiser personne. Aujourd’hui, à l’heure où l’antisémitisme grimpe aux États-Unis, on se demande : les Avengers peuvent-ils faire quelque chose ? Ou faudra-t-il faire appel à des créateurs de mangas pour réveiller les consciences ?