Comment permettre à deux souffrances de coexister ? Comment supporter de voir le visage de l’autre qui souffre, quand cet autre appartient au camp ennemi ? L’autre qui souffre, c’est le grain de sable dans le discours d’un monde juste, c’est la preuve que le bien et le mal sont difficiles à séparer et, partant, que l’on n’est pas si sûr qu’il existe un camp du bien absolu auquel on appartiendrait. Arracher une affiche figurant un otage ou traiter le peuple ennemi d’animal, ce sont peut-être des moyens d’éviter d’avoir à penser ensemble le bien et le mal, de l’autre et donc de soi.
Le déni est un mécanisme qui permet de rejeter une représentation traumatique pour se protéger de l’angoisse paralysante qu’elle pourrait faire naître. Freud l’introduit à propos de l’exemple du petit garçon confronté pour la première fois à la vision de l’absence de pénis de sa mère, qui ne parvient pas à faire tenir ensemble cette perception avec sa représentation antérieure et fantasmée de sa mère comme toute-puissante.
Une possibilité serait que le petit garçon intègre à cette occasion la question de la castration, c’est-à-dire de la limite, et prenne conscience que sa mère, comme tout le monde et comme lui-même, est limitée, mais que cette limite n’est pas totale et ouvre au contraire l’accès aux possibles. Encore faudrait-il qu’on lui ait permis d’y croire, au fait qu’il existe des possibles, et qu’on ne lui ait pas fait voir un monde dans lequel il ait le sentiment que tout est si sombre ou incertain que d’accepter qu’il y ait une limite serait impossible à supporter. Ainsi dans l’exemple de Freud, le petit garçon, affolé par le risque d’effondrement subjectif devant le vacillement de son fantasme de toute-puissance, est amené à dénier la réalité de sa perception, c’est-à-dire qu’il en annule les effets, et fait coexister cette perception avec sa croyance maintenue dans la réalité du phallus maternel.
Le psychisme de l’enfant se clive ainsi en deux courants avec des représentations pourtant incompatibles entre elles. Un courant qui dit : oui certes, ma mère n’a pas de pénis, mais qui n’en tire aucune conséquence, et un deuxième courant, indépendant, qui continue à croire qu’elle en a un comme dans le fantasme antérieur. Mais ce mécanisme est coûteux pour le psychisme, c’est-à-dire qu’à chaque fois que des éléments de réalité vont venir rappeler la perception traumatique, il va falloir trouver une façon d’en annuler à nouveau les effets. Au-delà de l’exemple freudien et qui semble désuet de la perception de l’absence de pénis de sa mère, c’est toute situation de « danger réel » à laquelle il ne voit pas d’issue qui risque d’appeler cette réponse de la part du sujet.
À une époque où l’on ne peut plus croire en l’idée d’un progrès civilisationnel et où la perte de sens du social laisse le sujet face à un vide pour juger des événements, à une époque d’incertitude et de solitude face aux grands drames de la vie, le sujet a bien souvent comme seule défense de se raccrocher à des nouveaux narratifs figés, totalitaires, qui le positionnent du côté du bien et lui permettent de tenir, mais qui l’obligent, en contrepartie, à refuser toute perception qui viendrait menacer ces narratifs.
La guerre entre Israël et la Palestine est paradigmatique en ce que son histoire est ponctuée de souffrances et de traumatismes pour chacun, rendant difficile de faire tenir ensemble les faits dans leur infinie complexité, avec un discours clair et tranché qui attribuerait à une communauté la position d’agresseur universel et à l’autre celle de victime universelle. Joann Sfar, dans une chronique dessinée sur la guerre, fait parler son père : « Lorsqu’Israël est en conflit avec le monde arabe, il y a un moyen infaillible de te mettre les deux camps à dos : essaie de ramener la discussion sur le terrain du droit international ». L’enfant répond « ça sert à rien car aucun des deux camps ne le respecte ? » à quoi le père répond « ça sert. Parce qu’au bout du bout, le jour où ils poseront les armes et recommenceront à parler, il faudra une base juridique ». Comment alors permettre à ce « bout du bout », à ce dialogue entre les deux parties, d’advenir un jour ?
Comment écouter le discours de l’autre sans en annuler toute réalité en le rejetant d’un bloc du côté d’une supposée « propagande » ? Joann Sfar rappelle qu’« aussi dérangeant que ça puisse paraître : la plupart des faits énoncés dans la majorité des ouvrages sont vrais. » Pourtant, certains de ces faits nous sont insupportables, on voudrait les gommer, pour ne garder que ceux qui viennent confirmer la violence inouïe que l’on a ressentie dans son être ou dans sa chair. Comment supporter d’entendre la souffrance d’un autre qui nous a tant fait souffrir ? Comment sortir de ce face-à-face entre deux souffrances et deux attentes de reconnaissance infinies ? Si l’on fait un pas de côté et que l’on passe des peuples aux individus, dans les cures, il arrive souvent que le sujet, évoquant les souffrances de son enfance, se retrouve à osciller entre l’accusation de ses parents et le retournement de cette accusation en sentiment de culpabilité. Je crois qu’alors seul le travail sur l’histoire des parents du sujet, de leur histoire infantile avec leurs propres parents (les grands-parents du sujet) peut permettre de sortir de ce face-à-face entre le sujet et ses parents, où chacun accuse l’autre d’une souffrance irréparable.
B souffrait de sa passivité face aux épreuves de la vie. Tant que la cure se centrait sur son enfance et sur l’éducation qu’elle avait reçue de ses parents et notamment de sa mère, il était difficile de sortir de l’alternance entre accusation de sa mère et sentiment de culpabilité entraînant un déni de toute blessure par sa mère. Sa mère lui avait répété toute son enfance : surtout dis-moi si tu as besoin d’aide (lui faisant comprendre qu’elle n’était pas capable de se débrouiller seule), mais je ne pourrai rien faire pour toi (la laissant de fait, seule). Le jour où la folie de cette position est apparue en séance, nous avons pu remonter un cran au-dessus et questionner son origine dans l’histoire de la mère de B elle-même. Il s’est avéré que n’ayant pu sauver son propre père mort sous ses yeux, la mère répétait avec sa fille les deux temps de son propre traumatisme : la tentative de déni (surtout papa dis-moi si tu as besoin d’aide), puis le retour de la perception traumatique (mais je ne pourrai rien faire pour toi car tu es mort).
Dans le fond, il ne s’agissait ni d’accuser ni d’excuser sa mère, mais de percevoir qu’elle aussi, comme B, avait vécu des souffrances et des traumatismes. Paradoxalement, ce n’est qu’en prenant conscience de la position humaine, ambivalente, folle, de sa mère, en reconnaissant la souffrance de sa mère, donc en la sortant de la position de coupable universelle, que cette patiente a pu s’autoriser à concevoir qu’elle l’ait réellement blessée sans un sentiment accablant de culpabilité.
Comment supporter que l’autre de qui on a attendu protection ou bienveillance, nous blesse ? La réaction traumatique conduit à la fois à nier la blessure et à la rejouer sans cesse, dans une tentative de la faire reconnaître par l’autre. Comme si l’autre était en mesure de la reconnaître, comme si l’autre lui-même n’attendait pas une telle reconnaissance, comme si l’autre n’était pas lui-même traumatisé. Comment sortir du cycle du traumatisme ? Comment renoncer à une reconnaissance à laquelle on estime avoir droit moralement ? Bien sûr, la justice est là pour permettre une reconnaissance, pour établir des faits et reconnaître dans chaque situation des victimes et des criminels, et son rôle est central dans la mécanique du traumatisme, mais dans le fond, la justice est imparfaite et il y aura toujours un reste. Que faire de ce reste ? Comment supporter le fond de détresse et d’injustice qu’aucun narratif ne parviendra à parfaitement englober ? Seule une pensée nuancée, une pensée qui pense contre elle-même, qui intègre les faits qui la dérangent, peut permettre de sortir du déni, et d’accéder à un dialogue, peut-être éphémère, peut-être imparfait, mais à un dialogue quand même, avec l’autre.