Je ne compte pas les fois où, adolescent, j’ai pleuré aux retrouvailles des fils d’Israël, frémi (aussi séduit, peut-être, que le héros lui-même) devant les avances de l’Égyptienne – et frissonné lorsque le roi confiait ainsi son pouvoir au jeune Hébreu à peine libéré de sa geôle. L’histoire de Joseph forme un véritable petit roman, ou une longue nouvelle, dont l’ordre et la cohérence d’origine nous sont quelque peu voilés par le travail final de rédaction: cette scène, située à peu près à la fin du premier tiers du récit, est celle de la seconde libération de Joseph (confiné, comme la première fois, dans un « gouffre », בור ;(elle inaugure la troisième partie de son existence, celle où il exercera le rôle de vizir et pourra à la faveur de ses prestigieuses responsabilités, se réconcilier avec ses frères et revoir son père. À chaque fois, c’était ce même moment qui concentrait toute mon ardeur: le transfert, non seulement de la puissance, mais encore, en un geste sublime d’archaïsme, de l’égyptianité, par la parure, à l’étranger, au Sémite naguère infâme et délaissé.
Les fresques égyptiennes nous renseignent sur les vêtements que portaient dans le delta du Nil les très nombreux travailleurs asiates ou levantins, venus de Canaan et de Syrie et établis là du Moyen au Nouvel Empire. Leurs tenues bariolées1 et peut-être plus frustes les distinguaient autant de l’Égyptien moyen que leurs traits physiques – et sans doute, dans une certaine mesure, que les dialectes cananéens (dont, possiblement, l’hébreu) qu’ils continuaient de parler, que les noms sémitiques qu’ils persistaient à porter et dont ils baptisaient leurs enfants.
Et pourtant: c’est en langue égyptienne que Moïse devait s’entretenir avec les Madianites, et c’est apparemment en costume égyptien qu’il devait se révéler à eux, sans qu’à aucun moment le narrateur de l’Exode ne lui en tienne rigueur. « Un homme égyptien nous a sauvées de la main des bergers », rapportent ses filles à Jéthro, « et a même tiré assez d’eau pour nous et pour abreuver le troupeau ! » 2
Et pourtant aussi: quatre générations auparavant, c’est un costume pharaonique, un habit de byssus (ou « soie marine », fibre précieuse, à l’aspect voisin du lin et de notre soie, alors extraite de certains coquillages et dont on enveloppait les momies), que le meilleur des Hébreux, le Juif archétypique, devait revêtir à la face de ses anciens oppresseurs. Et en un sens, c’est celle que tout Juif continue de porter. Vêtement de lumière et de grâce, contre l’opacité du gouffre, contre la boue des origines, et qui n’est plus ni la chemise du prisonnier, ni la tunique paternelle, premier objet de litige entre les frères. Une manière assez vulgaire, quoiqu’anticonformiste en apparence, de traiter l’identité juive, consiste chez les « progressistes », à dire qu’on n’est jamais si juif qu’en ne l’étant pas. Le Juif diasporique serait plus juif que le sioniste enraciné, le Juif honteux que le pilier de synagogue, celui qui se marie à une Gentille (comme Joseph qui, n’en déplaise aux rabbins, n’a pas pris sa nièce pour femme mais, la Bible est très claire à ce sujet, la fille d’un prêtre héliopolitain du dieu Rê 3 ), que celui qui aime une Juive et l’épouse. Je ne veux pas paraître défendre pareille proposition. Je suis un Juif du cœur et de la chair, et pour moi l’on n’est jamais si juif qu’en l’étant, sang, chair et os. Joseph n’oublie jamais qui il est, ou plutôt qui il doit être: seulement, cette ipséité enveloppe aussi, précisément, la possibilité de revêtir l’habit de byssus. Pour le dire autrement, il y a dans la figure du fils de Rachel, dès lors qu’il se défait de la tunique bariolée de laine pour revêtir la tunique chatoyante de soie marine, un pas- sage symbolique: de l’Hébreu au Juif. Ça n’est pas dire qu’être juif, c’est ne jamais vraiment l’être complètement, mais que le Juif, contrairement à son ancêtre bédouin, nomade des déserts mordu de généalogies et de vendetta, sait couvrir sa nudité des chiffons de la cité. L’essentiel étant peut-être qu’il le fera toujours d’une manière qui n’est qu’à lui.
Il n’est pas de tenue qui n’appartienne qu’aux Juifs, mais nombreuses sont celles qu’on associe aujourd’hui aux Juifs, et qu’on n’associe qu’à eux. Le caftan hassidique peut bien n’avoir été à l’origine qu’un costume de marchands polonais ou orientaux du XVIIIe siècle: les Satmar, les Gerer, les Belzer et autre Bobover qui le portent aujourd’hui lui donnent en retour une couleur et une saveur, un tam, qui n’est à nulle autre communauté. La casquette de marin grec, celle dont David Shahar et Aharon Appelfeld se couvraient le chef, vous fera ressembler à un vieil écrivain israélien, tandis que celle de laine grise ou de cuir vous donnera la physionomie d’un jeune révolutionnaire, d’un bundiste, d’un anarchiste ou d’un communiste du shtetl: Perchik dans Un violon sur le toit. Le strict costume noir, gris ou bleu marine des élèves de yeshiva n’a certes pas été inventé pour eux, mais assorti d’un chapeau de feutre mou et à large bords (Borsalino de préférence, marque italienne, famille on ne peut plus catholique), il signifie l’appartenance à ce monde. Les vieilles Juives du Metropolitan Opera portent un vison qui n’est pas plus juif que le feutre piémontais de leurs maris – mais pas moins. Et si ces messieurs préfèrent un fedora à bords plus étroits et de couleur plus pâle, plus élégant, disons-le, que le grand chapeau du bochur, s’ils aiment à l’orner d’une plume à l’automne ou lui substituent un éclatant panama entre Memorial et Labor Day, il n’est pas douteux que de tels usages, empruntés à la bonne société WASP du début du siècle dernier, signent à l’époque du tout-puissant survêtement, des têtes nues et des chemises informes, leur affiliation juive. Ralph Lifschitz, dit Lauren, n’est pas le plus juif des Juifs américains parce qu’il aurait cherché à échapper au destin de sa « race » (pour parler comme Philip Roth), mais parce qu’il a su mieux qu’aucun autre, que celle-ci lui commandait de revêtir l’habit de byssus. Mais de le revêtir, si j’ose dire, comme aucun goy, comme aucun Égyptien n’a jamais su le faire.
Le problème qu’il y a à réclamer pour l’identité juive la non-identité, à dire qu’il y aurait une sorte d’indignité, pour le Juif, à l’être vraiment (que ce soit par ses vêtements, sa pratique religieuse ou ses amours), c’est que loin de cultiver la différence et l’originalité, on donne ainsi le plus souvent un blanc-seing à l’uniformité. Voulons-nous donc que toute la terre ait « une seule et même langue »4 ? Non, et être juif, c’est déchirer de part en part cette unité de mauvais aloi. Cependant, il est une autre uniformité, redoutable également, et c’est bien sûr celle du clan – par opposition à la cité ou au village mondial –, celle de la tente bédouine. La stratégie de Joseph ouvre une troisième voie: elle sent, me direz- vous, son élitisme, mais peut-être qu’après tout, c’est aussi un peu ça, être juif, peut-être qu’il y a du dandy dans le Juif véritable? C’est une voie d’or et de byssus: Joseph ne s’habille pas comme ses frères, auxquels il abandonne antiques haines et amours incestueuses; il ne s’habille pas non plus comme l’Égyptien de la rue mais comme le premier d’entre eux. Il porte l’Égypte sur sa peau, sur ses reins et ses bras, mais l’Égypte en sa plus haute définition, l’Égypte triomphante du Nouvel Empire, rendue à sa beauté, à sa puissance – et ce faisant, c’est bien Israël qu’il porte aussi, c’est la tunique de son père, sublimée, sauvée d’elle-même pour ainsi dire, dont ses épaules continuent, à leur manière, d’arborer la rude étoffe.
Tout cela est bien superficiel, diront certains. Bien sûr, comme la vérité elle-même, que la fable nous représente « toute nue », mais dont on sait, au contraire, comme elle aime à se vêtir de mille et mille parures. La vérité est extérieure, un point c’est tout: il faudrait être bien fat, ou bien sot, pour la vouloir autrement. La vérité se voile, tout comme sa sœur, la beauté, qui montre ses hanches en les soustrayant à la prise intégrale, façon planche d’anatomie, que fantasme le rustre ou le violeur: superficielle, la Vénus de Botticelli ? Peut-être bien, mais qu’on nous laisse donc cette superficialité, et qu’on nous laisse ses secrets et ses mystères, ses nuages et ses replis, ses soupirs d’aise et ses fleurs sauvages. La tunique de Pharaon, c’est aussi cela, et c’est en ce sens l’un des nombreux vêtements, l’une des nombreuses « surfaces », toutes aussi profondes les unes que les autres, de la vérité biblique: le costume du Grand Prêtre, les aromates et les voiles d’Esther, les étoffes et les chaînes de la Sulamite, le manteau dont Boaz recouvre Ruth…
Il y a dans un certain judaïsme, que ce soit par orthodoxie ou par « féminisme », par souci d’égalité, de ne faire de peine à personne, une forme de pruderie à l’égard de notre passé comme de notre présent shmatologiques. Cette pruderie est liée au rejet de toute vérité extérieure, profane, de toute surface – opposée donc à la « profondeur » –, de la parure étrangère, qu’elle soit « impudique » ou par trop servile. Mépriser le vêtement, mépriser le corps, c’est tout un. Pour moi, je vois dans cette attitude le plus complet contresens qui se puisse faire sur notre peuple et sur sa mission: Israël est de chair et non seulement d’esprit, de textiles et non seulement de textes, d’exhibition et non seulement de retrait.
Et parce que juifs, nous portons encore, Dieu merci, à la face d’un monde de plus en plus uniforme, le byssus pharaonique.
1. La Septante rend la פסים כתנת , offerte par Jacob à Joseph, par χιτῶνα ποικίλον, chiton ou tunique bariolée. Souvenir (inconscient) de ce que portaient les Hébreux un millénaire auparavant ? Un peu plus d’un millénaire plus tard, Rashi entend tout autrement le terme de פסים , qu’il explique comme un genre de laine fine. Le dictionnaire Brown-Driver-Briggs (1906), estime qu’il renvoie à la forme de la tunique, laquelle, pourvue de longues manches, descendrait jusqu’à la plante des pieds (פס) du jeune homme.
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2. Exode 2,19.
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3. Genèse 41,45.
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4. Genèrse 11,1.
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