Rudolf Hoess fut pendu le 16 avril 1947 à Auschwitz sur le lieu même de ses crimes.
Avant cette date, commandant tout-puissant du KL Auschwitz-Birkenau, il coulait des jours heureux en compagnie de son épouse et de leurs cinq enfants dans leur luxueuse villa avec piscine, littéralement accolée à l’enceinte de ce camp où périrent plus d’un million de Juifs.
Librement inspiré du roman de Martin Amis, La zone d’intérêt est le fruit d’un immense travail de recherche de son réalisateur Jonathan Glazer qui, dès les prémisses de son projet, s’est rapproché de la direction du Musée d’Auschwitz. Il a passé plus de quatre années à explorer les archives afin d’exhumer le moindre indice sur Hoess, sa famille et leur vie dans cette “zone d’intérêt”, un périmètre de 40 kilomètres carrés entourant le camp d’extermination.
Jonathan Glazer a installé dix cameras dans la maison et dans le jardin. Elles suivent simultanément les habitants de la villa Hoess dans leurs occupations quotidiennes. Elles épient les personnages comme on observerait des rats de laboratoire, instaurant une atmosphère étouffante et mettant d’emblée le spectateur mal à l’aise. Nous découvrons la vie très bourgeoise de la parfaite famille aryenne du comandant d’Auschwitz. Une famille unie qui aime s’ébattre le dimanche dans la verdoyante et saine campagne d’Oświęcim, loin de la décadence urbaine décriée par les ruralistes nazis. Un père tiré à quatre épingles, portant crânement l’uniforme SS, bon nageur, fier cavalier, aimant ses bambins tout aussi blonds que leur mère, une jolie femme autoritaire et impeccable, toute dévouée aux siens. Une maîtresse de maison sévère mais bonne qui n’hésite pas à gâter ses domestiques polonaises leur laissant choisir une chemise en soie ou un caraco ramené du Kanada du camp. Une femme du monde qui pérore sur la vie berlinoise en compagnie ses amies réunies autour d’une tasse de précieux café. Une mère qui prodigue autant d’attention à ses enfants et à son magnifique jardin potager que son mari s’ingénie sans relâche à trouver de nouvelles techniques pour exterminer toujours plus de Juifs.
Le cœur du film de Glazer, sa puissance obscure, réside dans le parallèle vertigineux entre cette douce vie familiale dans les tons pastels que mènent les Hoess exhibée dans ses moindres détails et l’extermination des Juifs d’Europe qui se déroule littéralement de l’autre côté du haut mur du jardin. La Shoah est perpétrée avec le plus grand zèle par le père qui quitte la maison familiale chaque matin pour accomplir un travail qu’il n’évoque jamais en famille et qui est totalement invisible à l’écran. De cette absence de représentation directe naît une présence dévorante, en creux. L’extermination se fait de plus en plus obsédante à chaque minute qui passe. La Shoah hurle dans la bande son toujours plus insoutenable, composée d’un entrelac de cris stridents, de bruits de trains qui envahissent tout, de métal hurlant. La Shoah se cache dans les noirs écrans qui saisissent la salle. La Shoah prend corps dans le feu dantesque (que l’on suppose de notre côté de l’écran être celui des crématoires) éclairant la nuit autour de la villa d’une lumière de fin du monde. La Shoah s’infiltre jusque dans notre gorge quand l’odeur (que l’on devine sur notre siège être celle des corps humains brulés jour et nuit) fait fuir au petit matin la mère de Madame sans que sa fille ne s’en émeuve le moins du monde. La Shoah nous suffoque quand on voit le jardinier de Madame Hoess débarrasser les légumes du potager de la cendre humaine qui les a recouvert pendant la nuit.
Qui alors ressortirait indemne de La zone d’intérêt ? La puissance obscure du film de Jonathan Glazer ne réside pas dans l’angle narratif choisi par le réalisateur. D’autres se sont risqués à choisir le point de vue du bourreau avant lui. Nous pensons ici à un autre Jonathan (Littel, cette fois) dont le roman s’effondrait dans l’obscène. Johnathan Glazer a évité cet écueil en suivant les canons narratifs mis en place par les plus grands texte de témoignages (ceux de Wiesel ou de Cayrol par exemple) : il ne montre jamais directement l’anéantissement, il creuse patiemment son sillon autour de ce trou noir qu’il réussit à évoquer sans jamais l’exhiber. Il restaure ainsi un peu de l’humanité de ceux qui sont morts là, assassinés par des bourreaux qui furent aussi de bons père de famille.