Quand, au moment le plus solennel des fêtes de Tishri, les fidèles entendront le son du shofar déchirer le silence de la synagogue, ils seront peut-être intéressés d’apprendre que des psychanalystes parmi les plus éminents ont été émus par ce son et ont cherché à en comprendre la raison. Intéressés parce que pour eux cette liturgie du shofar, dont ils pressentent l’importance, a tout de même quelque chose d’énigmatique. Les explications de Rashi, de Maïmonide ou des kabbalistes nous laissent, reconnaissons-le, sur notre faim. Écarter Satan? Allons donc ! Celui-ci a plus d’un tour dans son sac. Ce qu’ils entendent ressemble à une voix déchirante dont on ne sait de qui elle est, ni ce qu’elle dit.
Le premier psychanalyste à s’intéresser au shofar fut un des élèves les plus proches et les plus doués de Freud, Théodore Reik, lequel écrivit aussi un essai sur le Kol Nidré. Reik fut le psychanalyste de la nostalgie quand celle-ci s’exprime par la musique. Il écrivit un joli livre « Fragments d’une grande confession » consacré à la belle symphonie Résurrection de Malher et au deuil qu’il devait faire après la mort de son analyste, Karl Abraham. Reik rapproche le shofar de certains instruments primitifs utilisés dans des cérémonies chamaniques.
Mais c’est à Lacan que l’on doit sans doute les réflexions les plus originales sur le shofar. Ce ne sont pas des réflexions marginales dans son œuvre mais l’aboutissement d’un long questionnement mené depuis dix ans sur le rapport entre le judaïsme et la pensée de Freud* . On les trouve dans l’ouvrage Séminaire X sur l’angoisse, séminaire qui se déroula en 1963. C’est un moment crucial dans sa carrière puisque Lacan savait que se préparait son exclusion de l’International Psychoanalytic Association, décision qui sera prise avec l’accord des analystes qu’il avait lui-même formé (Laplanche, Pontalis, Widlocher et consorts). Ce séminaire X devait se prolonger l’année suivante par celui sur « Les Noms-du-Père » où la question du judaïsme devait tenir une place importante, séminaire que, par dépit, il ne fit pas.
Lacan avait au départ une formation de psychiatre, d’aliéniste, lequel rencontre dans sa pratique quotidienne une manifestation troublante, les hallucinations auditives: le malade entend des voix. Qu’est-ce donc que cet objet mystérieux, une voix? C’est une question que Lacan inscrivit dans la théorie freudienne des pulsions.
Freud dans ses Trois essais sur la sexualité avait défini deux pulsions primordiales, très concrètes: la pulsion orale dont l’objet est le téton du sein maternel et la pulsion anale qui se joue autour du contrôle des excréments. On lui doit aussi d’importantes réflexions sur la perversion exhibo-voyeuriste sans en définir l’objet immatériel: le regard. On parlera après lui de pulsion scopique. Lacan ajoutera un quatrième objet aux trois précédents: la voix justement et c’est là que notre shofar entre en jeu. Ce qui caractérise ces objets de la pulsion, ce n’est pas leur présence mais leur absence, leur manque. Lacan les a rassemblé sous un même concept du manque « l’objet a », ce manque qui nous fait désirer.
Pour construire son objet voix, Lacan s’est donc servi du shofar. Il rattache d’emblée la corne du shofar au bélier sacrifié par Abraham sur le mont Moriah. Mais de quel bélier s’agit-il? Lacan était informé. Il ne s’agit pas d’un bélier quelconque mais, comme le dit le Talmud dans le traité Rosh haShana, un bélier qui avait été créé avant même la création du monde. Il a donc en quelque sorte un statut d’El, une sorte de divinité. Et c’est cet El qu’Abraham égorge et dont il en prélève la corne qui devient shofar.
On sait aujourd’hui que les Hébreux de l’Antiquité ont adoré d’autres dieux que Yahvé, le dieu-Un. La Bible est remplie de cette lutte des prophètes contre le paganisme de leurs concitoyens. Pensons seulement au combat d’Élie contre le roi Achab et sa femme Jézabel. Le sacrifice par Abraham du bélier-originaire est donc la mise à mort de ce dieu du paganisme, divinité à laquelle on offrait des sacrifices humains, généralement des enfants. Ce bélier peut être considéré comme un animal totémique, c’est-à-dire l’ancêtre mythique, le père primitif de la famille hébraïque. C’est ce père primitif qu’Abraham sacrifie. Il n’en reste pas moins dans l’inconscient une trace nostalgique et coupable de ce meurtre. Telle est la relecture que Lacan fait du complexe d’Œdipe freudien à partir du texte biblique.
Ce que le shofar fait entendre c’est la voix de cet ancêtre mythique assassiné. Il s’agit à la fois d’un rappel qu’on en a fini avec le paganisme en même temps que l’on en conserve une certaine nostalgie. Dans le même temps, le son du shofar est un appel à Dieu pour qu’il daigne, comme il fit pour Agar et Ismaël, entendre notre plainte. Il y a dans l’écoute du shofar, à la lumière de cette analyse, quelque chose de thérapeutique. Si le psychotique entend des voix, c’est que la voix absente du Père lui manque sur un mode aigu, cette voix qui fait barrage à la submersion du sujet par l’angoisse. Aussi l’hallucine-t-il. Si le son du shofar est la voix de ce père mort qui fait retour, il compense cette absence et cette nostalgie. Il fait donc barrage au risque d’hallucination auditive en rappelant que le temps de l’idolâtrie païenne est révolu, malgré la permanente tentation que l’on en a.
* Cf. Gérard Haddad, Le péché originel de la psychanalyse, Seuil 2007 [27]