Pourquoi avez-vous mis en place un nouveau groupe de parole « ouvert » d’anciens enfants cachés au Mémorial de la Shoah ?
La cellule d’aide psychologique du Centre Georges Devereux dédiée aux Survivants de la Shoah et à leur famille soutenue par la Fondation pour la Mémoire de la Shoah a mis en place, à la suite des attentats terroristes et antisémites de janvier 2015 un nouveau type de groupe de parole. Un groupe « ouvert » à tous les anciens enfants cachés qui ressentent le besoin de se réunir et d’échanger au sujet des événements, d’évoquer ce qu’ils ravivent en eux. Ces réunions mensuelles, au Mémorial de la Shoah, ont surtout pour but de concevoir de manière consensuelle les modalités d’action les plus efficaces du point de vue psy. Avec les récents attentats antisémites, les participants ont l’impression que « ça recommence », que les juifs sont ciblés de la même manière que pendant la Shoah. Les vieux démons reviennent. Certains sont pris de panique, d’angoisse, de stress, de colère et de rage. Ils refont des cauchemars. Ils revoient les scènes d’arrestation de leurs parents, de leur fratrie, leur propre arrestation. Ils ont envie de pleurer, de crier. Ils sentent qu’à nouveau, on voudrait tout leur prendre. Et ils se posent la question à 80 ans, comme lorsqu’ils étaient enfants, de savoir où, comment et grâce à qui ils pourront survivre… Ces réunions se font selon le principe de la « psychothérapie démocratique »1 chère à l’ethnopsychiatrie. Car aujourd’hui, dans un tel contexte, réunir des anciens enfants cachés, c’est réunir des experts, des personnes qui ont survécu au génocide. Ces anciens enfants cachés possèdent un triste privilège, celui de la connaissance intime de ce qu’est une action politique antisémite violente. Leur donner la parole c’est leur donner l’occasion de réunir leurs forces et leur intelligence, de rassembler les pensées et de réfléchir à la variété des ressources possibles. Cela est d’autant plus précieux qu’avec les événements, la peur aujourd’hui les rattrape.
Comment ont-ils lutté contre cette peur ?
Certains expliquent qu’ils ont cherché, après la guerre, à « ne plus être juifs ». Pour ceux-là, être juif était associé à une malédiction et à de la souffrance. Ils ont cherché à se fondre dans la masse, comme si la guerre n’était pas finie, comme s’ils continuaient à se cacher. Et un jour, n’y tenant plus, ils ont tenté le contraire: se réfugier dans un monde juif au sein duquel ils se sentiraient rassurés, à l’abri d’intentions malveillantes antisémites. Pour ceux qui ont dû se cacher pendant la Shoah, qui n’ont pas connu de monde juif vivant et porteur d’espoir, retrouver des pratiques et acquérir des savoirs propres au judaïsme, procure une nouvelle force psychologique. En renouant avec leur judaïté et un groupe de semblables – des survivants et orphelins de la Shoah – certains parviennent à chasser les états de panique et de terreur. Mais la situation actuelle ravive les angoisses des rescapés.
Pouvez-vous nous aider à définir le « rescapé » ?
Est rescapée toute personne qui a survécu à l’intention génocidaire du bourreau. Un survivant de la Shoah est un sujet qui a fait l’expérience, dans sa chair, de l’intention et de la théorie antisémite génocidaire mise en pratique politiquement et socialement. Cette définition concerne bien entendu les rescapés des camps, mais aussi ceux qui se sont cachés, ont fui, sont parvenus à échapper à la main des meurtriers. Et c’est précisément cette intention qu’on retrouve dans les événements terroristes actuels. De fait, les idées et les textes qui circulent dans les milieux antisémites terroristes sont les mêmes que ceux qui inspiraient les nazis, les mêmes déjà dans la Russie pogromiste – Les protocoles des sages de Sion, Mein Kampf, en arabe, en français, en anglais, en persan, etc. Les Juifs sont menacés en tant que tels, parce qu’ils appartiennent à un collectif que veulent anéantir les assassins. C’est l’intention destructrice et génocidaire des agresseurs qui saisit nos usagers, et les plonge dans des états de panique et d’angoisse. L’attaque de panique survient lorsque le sujet est psychologiquement paralysé par l’intention destructrice de son agresseur, lorsque la théorie de l’agresseur a pris possession de l’agressé, lorsqu’elle l’a réduit en simple proie. Ce dernier se vit alors sans moyen de défense, sans force, sans capacité de contre attaquer. Il s’agit d’un véritable rapt d’âme, dont la victime attend une libération. À ce sujet, les recherches sur les mécanismes des traumatismes intentionnels ont montré que les processus de subjectivation d’un événement traumatique (faire associer librement le patient, le renvoyer à son vécu infantile, à ses interactions précoces, à son fonctionnement inconscient etc.) intensifient l’isolement du patient et l’effet pathogène du trauma. Seule une réponse renforçant les attachements du sujet, impliquant nécessairement une collectivité et le menant à une action efficace et cohérente dans le réel, peut guérir une personne victime d’un traumatisme de masse et d’un traumatisme intentionnel.
Selon vous, comment se transmet le traumatisme de la Shoah, ce « Rapt d’âme » dont vous parlez ?
Pour que la transmission du traumatisme de la Shoah ait lieu entre les générations, il faut deux éléments: d’une part, que l’intention génocidaire et la théorie sur laquelle se fonde cette intention soit toujours actuelles, et d’autre part que les personnes visées soient isolées, c’est-à-dire qu’elles n’appartiennent pas à un collectif doué d’un projet existentiel qui les porte et les pense dans leur singularité; capable également de penser des « autres », des groupes porteurs de projets d’existence susceptibles de s’opposer au leur.
C’est visiblement le cas des personnes que nous recevons en consultation et dans les groupes de parole. Elles sont démunies, alors qu’en face il existe des groupes armés, dans tous les sens du terme – théoriquement, socialement, religieusement, politiquement et bien sûr, techniquement. Nombre de survivants de la Shoah aujourd’hui en France se trouvent sans groupe et sans défense, au sens où je viens de le définir.
Comment expliquer ce dénuement propre aux familles victimes de la Shoah ?
Par leur histoire d’abord, leurs affiliations politiques et aussi et surtout par le contexte dans lequel elles évoluent depuis la Shoah. Les survivants juifs de la Shoah en France, malgré le fait qu’ils aient été moins atteints que les Juifs d’Europe centrale, sont comme tous les Juifs survivants : leurs familles sont décimées, ils sont peu nombreux, sont entourés par plus de morts que de vivants et surtout, leurs forces socioculturelles juives spécifiques ont été anéanties. Leur singularité semble se retourner contre eux. Nombre sont de tradition marxiste, en guerre contre dieu – leur dieu en vérité, car ils n’en connaissent pas d’autres et surtout ils ont leur raison: la Shoah. Et ils habitent dans un pays qui a depuis le XIXe siècle pris une position singulière vis-à-vis de la diversité culturelle et religieuse. Une société qui a choisi, non seulement de dénigrer son propre dieu (le dieu catholique) mais également les dieux des autres, tous les dieux ; une société qui en outre, a décidé de dénier aux groupes culturels et religieux toute force politique. L’avantage de cette position c’est bien évidemment la capacité d’accueillir administrativement et institutionnellement tout le monde, sans distinction ; le désavantage, c’est le refus de voir que les cultures, les religions, les dieux sont vivants, ont leurs exigences et embarquent les humains dans des projets existentiels réels et forts. Les problèmes surviennent quand la France, qui n’est pas parvenue à convertir le reste du monde à sa proposition, est rattrapée par ces êtres et ces dieux dont elle avait nié l’existence et avec lesquels elle n’a pas appris à négocier.
Au lendemain de la Guerre, pour les Juifs, après avoir vécu cette période cauchemardesque d’inversion des valeurs socioculturelles françaises, on a dit « Plus jamais ça ». L’antisémitisme et le racisme sont devenus officiellement tabous. À cette même période, alors qu’on clamait que la Shoah n’aurait pas dû exister et que cela ne pouvait plus exister, les juifs français intériorisaient la peur et pour bon nombre se « déjudaïsaient » (c’est la période des changements de patronyme). Les juifs de France survivants font de leur identité une affaire strictement privée, personnelle, sans force, et surtout pas politique – en réalité ils continuent à avoir peur. C’est ce qu’on découvre aujourd’hui, quand cette peur resurgit à la suite des récents événements antisémites, comme ceux qui ont eu lieu à Toulouse, ou plus récemment à Bruxelles et à Paris. Les survivants reconnaissent qu’ils n’avaient jamais cessé d’avoir peur, mais ils avaient nié ce sentiment, le dénigrant, le pensant infondé, inadapté, autrement dit, névrotique. On peut le reconnaître aujourd’hui, ce sont leurs symptômes et ceux de leurs enfants qui nous informaient de la réalité de la menace à venir. Leurs cauchemars, leurs phobies, leurs colères immotivées, leurs reviviscences d’événements traumatiques n’étaient autres que des signaux, des sortes de cris d’alarme qui indiquaient « attention, ce n’est pas terminé, la menace est toujours actuelle; de l’antisémitisme, on peut encore mourir ! »
Au fond, vous reliez l’angoisse et la peur des survivants induites par le vécu antisémite de la Shoah à l’absence de vie culturelle, sociale et politique ouvertement juive post Shoah en France ?
Oui, car la société française propose à ses citoyens d’être ce qu’ils veulent culturellement et religieusement à condition que cela reste strictement privé, autrement dit, non susceptible de contenir des forces politiques. Et d’ailleurs, dans les années 1960, quand arrivent les Juifs des pays arabes, ils sont étonnés par la manière dont se comportent les juifs survivants. Les Séfarades ne sont pas habitués à se cacher puisque, dans les pays arabes, tout le monde était « quelque chose ». La politique sociale et culturelle française a suggéré que la solution aux conflits communautaires résidait dans le « n’être rien », du moins en public. En réalité, il s’agit d’un leurre, c’est ce qu’on constate aujourd’hui.
Quelle solution ? Quelle thérapie ?
Ce que nous comprenons au travers des réunions des groupes de parole d’anciens enfants cachés, qui attirent également les enfants de survivants, c’est que la solution se trouve dans la constitution de forces culturelles et politiques nouvelles qui revendiquent leur identité et la transmettent aux générations suivantes. Les juifs de France – et d’ailleurs – doivent se régénérer, se repenser s’ils veulent survivre. La menace terroriste et antisémite que nous vivons actuellement nous oblige à changer nos positions, à réfléchir, à nous redéfinir. Les Juifs l’ont fait régulièrement dans leur histoire plusieurs fois millénaire, je ne doute pas qu’ils y parviendront à nouveau.
Propos recueillis par Antoine Strobel-Dahan
1. Psychothérapie démocratique, Tobie Nathan & Nathalie Zajde, Éditions Odile Jacob. 2012.
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