L’âge de la connaissance

Les bar et bat mitsva se fêtent aujourd’hui respectivement à 13 et 12 ans. Pourtant, à l’origine la majorité juive ne dépendait pas d’un âge mais du début de la puberté, considérée comme le début d’une conscience de soi et d’une capacité de discernement.

© Shani Nahmiaswww.shaninahmias.com

« Tu pris de l’accroissement, tu grandis, tu devins d’une beauté parfaite; tes seins se formèrent, ta chevelure se développa. Mais tu étais nue, entièrement nue. Je passai près de toi, je te regardai, et voici, ton temps était là, le temps des amours. J’étendis sur toi le pan de ma robe, je couvris ta nudité, je te jurai fidélité, je fis alliance avec toi, dit le Seigneur, l’Éternel, et tu fus à moi. »1

La bar ou bat mitsva fait partie de ces cérémonies juives incontournables qui scandent la vie de l’individu juif, de sa naissance à sa mort. Malgré une charge symbolique forte, ces cérémonies sont pourtant inconnues des sources canoniques du judaïsme. Dans la Bible comme le Talmud, rien d’explicite sur une cérémonie nommée bar mitsva, et encore moins sur son équivalent féminin. Cependant, ces textes nous délivrent une trace de ce moment de vie, à travers une réflexion sur la puberté comme âge où apparaît une conscience de soi, en même temps qu’une capacité de discernement moral. C’est ce rapport entre conscience de soi comme conscience de sa corporéité désirante et discernement moral que je voudrais interroger.

Pour comprendre l’origine et le développement de la bar ou bat mitsva, revenons à son étymologie. Bar mitsva signifie littéralement « fils du commandement », qu’on peut aussi rendre par « sujet de la loi », c’est-à-dire disposant d’une capacité juridique. Au commencement, être bar ou bat mitsva, cela signifierait donc être titulaire de devoirs (et acquérir certains droits).

Le texte le plus ancien tentant de définir la majorité juive semble être une courte mishna du traité Nidda :
« La fille chez laquelle sont apparus deux poils [pubiens] est astreinte à tous les commandements… De même, le fils chez lequel sont apparus deux poils [pubiens] est astreint à tous les commandements. »2

Originellement, la majorité juive ne découlait donc pas d’un âge mais d’un corps et de ses fonctions pubères. Certes, la Mishna envisage déjà la possibilité d’une perturbation du développement et dans ce cas, estime que l’âge (20 ans) suffirait à valider a posteriori la majorité. Toujours est-il que la règle générale reste celle du corps, encore appliquée il y a quelques décennies dans les communautés juives où les registres d’état-civil n’étaient pas toujours présents. Si les âges de treize et douze ans finirent par s’imposer pour garçons et filles, ils ne sont que la traduction statistique des réalités physiologiques propres à chaque sexe.

Ainsi, l’enfant juif atteint sa capacité juridique juive à la puberté. Cette capacité s’exprime aujourd’hui par l’inclusion de l’enfant dans l’assemblée et par mimétisme des gestes cultuels réservés aux adultes. L’enfant compte dans le quorum de dix personnes nécessaires à la prière (minyan), il est invité à diriger une partie de l’office, monte et lit la Torah. Cette cérémonie pourtant tardive s’est standardisée à l’époque moderne chez l’ensemble du peuple juif, concernant d’abord les enfants mâles pour s’étendre peu à peu aux jeunes filles.

Pourquoi avoir retenu la puberté comme critère de majorité ? Certains commentaires talmudiques et midrashiques laissent entendre que ce moment physiologique serait étroitement lié à l’apparition d’une conscience de son corps, tout comme à une capacité de discernement entre bien et mal. On peut par exemple citer une célèbre homélie, commentant la jeunesse du patriarche Isaac. Dans la Genèse, nous lisons: « L’enfant grandit, il fut sevré (ויגמל .(Abraham fit un grand festin le jour du sevrage d’Isaac » (21,8). Comme à son habitude, le Midrash questionne le texte autant que les mots le formant. Quel âge avait Isaac et pourquoi son père jugea-t-il nécessaire d’organiser un festin ? À cette question, le Midrash répond en se focalisant sur le terme ויגמל ,il fut sevré. La racine hébraïque ל.מ.ג induisant également l’idée d’une rétribution, le Midrash en conclut que ce moment transformatif eut lieu à treize ans, lorsque le yetser hatov, le bon penchant, apparut chez Isaac, mettant fin au règne absolu du mauvais penchant, le yetser hara, présent dès la naissance3 . Son père, en retour, organisa un festin – réminiscence biblico-midrashique de notre bar mitsva.

LA TRADITION ESTIME QUE, DÈS LA PUBERTÉ, S’ACHÈVE LA NAÏVETÉ ENFANTINE ET COMMENCE L’ÂGE ADULTE

Selon ces textes, l’enfant avant ses treize ans n’aurait qu’un mauvais penchant, soudainement contré par l’apparition de son bon jumeau, le yetser hatov, à la puberté. A priori contre-intuitif, cette idée semble sous-entendre qu’il n’y a pas de « bon penchant » et de capacité de discernement entre bien et mal, sans une certaine conscience de soi débutant à la puberté. Le Talmud aurait pourtant pu fixer la capacité de discernement à la fin de la puberté, une fois les hormones au repos. Libérés des pulsions physiologiques qui caractérisent l’adolescence, jeunes filles et jeunes hommes auraient été enfin assez mûrs et assez apaisés pour discerner le bien du mal. À l’inverse, la tradition juive estime que dès la puberté, dès qu’apparaissent les premiers signes d’un corps en émoi, s’achève la naïveté enfantine et commence l’âge adulte. Il n’y a pas de no wo·man’s land, de période où l’adolescent ressent son corps sans être encore capable de comprendre les grandeurs et les limites qui en découlent. Le corps n’est plus à fuir ou à refouler, mais à connaître et maîtriser.

Cette idée selon laquelle puberté, conscience de soi et discernement ne feraient qu’un, n’est pas sans nous rappeler une autre jouvence – celle de l’Humanité. Encore au jardin d’Éden, l’homme et la femme à peine créés vivaient dans une douce ignorance, liée là encore au corps: « Adam et sa femme étaient nus mais n’en blêmissaient pas » (Genèse 2,25). Le fruit avalé, les voilà désormais capables de discernement, se traduisant immédiatement par la conscience de la nudité – « Et ils surent qu’ils étaient nus » (Genèse 3,7). Adam et Ève commencent leur puberté, dans un moment transformatif, à la fois chute et élévation spirituelle.

Expulsé par Dieu de l’Éden, celui-ci prend toutefois la peine de leur tendre un habit, qui n’est pas sans nous rappeler les versets d’Ezechiel en prélude à cet article, où un dieu paternel tend son vêtement à la jeune Israël en pleine puberté. Pour reprendre la terminologie du philosophe Giorgio Agamben, la consommation du fruit interdit marque le passage du zôê, exprimant le simple fait de vivre, commun à tous les êtres vivants, au bios, indiquant ici la forme de vie spécifique à l’espèce humaine. En quittant l’Éden, Adam et Ève créent réellement la vie humaine.

Point d’enfants, point de disputes, point d’espoir dans la plénitude du paradis perdu. La vie n’atteint son plein potentiel qu’une fois la conscience du corps et le discernement apparus. Le livre de la Genèse d’après l’Éden est un reflet holistique du potentiel de la vie humaine: on y trouve des Noé capables de sauver l’Humanité tout comme des néfilim capables de la détruire; des mères pleurant pour donner la vie, tout comme des pères prêts à y mettre fin; des mariages et des répudiations; des naissances et des morts; des éclairs spirituels tout comme des périodes d’aliénations.

La puberté, à l’instar du fruit ouvrant les yeux à Adam et Ève, surgit brutalement, modifiant à jamais nos rapports sociaux et notre regard sur le monde, mais nous dévoilant aussi le plein potentiel de l’existence. Dans la tradition juive, elle est aussi l’entrée dans l’Alliance, le moment où Dieu tend le pan de son vêtement, recouvre la nudité et jure à son tour fidélité.

C’est ce moment liminaire, touchant filles et garçons à quelques mois d’intervalle, que la tradition juive souhaite célébrer, ou plutôt accompagner. Car tout comme Adam ne sortit pas sans Ève, l’enfant rentre dans la vie adulte ceint par les siens et par une communauté dont la présence et l’affection feront pont entre l’enfance perdue et la vie bourgeonnante. Tout comme Dieu couvrit les premiers hommes, l’enfant s’enveloppe à son tour du tallit, symbole des commandements, couvrant à tout jamais sa nudité symbolique.

NB Je dédie ce texte à Isidore et Octave, dont la préparation à la bar mitsva a largement contribué à l’élaboration de ce texte.

1. Ezechiel 16,7-8.
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2. Mishna Nidda 6,11
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3. Midrash Aggada (Buber) sur Genèse 21,8. Voir également Midrash Rabba, Genèse 23,11; Kohelet Rabba 13,1.
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