En ce jour de débat à l’Assemblée et de manifestations dans les rues autour de l’âge de départ à la retraite, nous nous sommes demandés si, pour anachronique que cela puisse paraître, la tradition juive avait quelque chose à nous dire sur ce débat.
Dans un ancien numéro de Tenou’a, « Le travail dans le judaïsme, éthique et dignité » (149 – automne 2012), nous nous étions aperçus de la formidable modernité de notre tradition concernant le droit du travail. Sans tout reprendre (nous vous laissons le plaisir de vous y replonger), citons en passant les règles sur la paye juste et rapide, le temps de travail, les compensations en cas de chômage ou de maladie, la négociation collective et la grève, tout comme l’interdiction du licenciement sans motif valable.
Le judaïsme, on le sait, accorde une place d’honneur aux « aînés ». « Lève-toi à la vue d’une tête blanche, et honore la personne du vieillard », enjoint le Lévitique (25,32). À noter que le terme hébreu qui dit ici le vieillard, zaken, désigne celui qui a acquis la sagesse. Bien entendu, lorsque l’on vit jusqu’à 950 ans comme Noé, 600 ans comme Sem ou même simplement 180 ans comme Isaac, il semble compliqué de vouloir prendre sa retraite à 60, 62 ou même 65 ans. Et nombreux sont ceux qui, dans le texte, débutent leur carrière bien tard : Abraham, qui a 75 ans lorsque Dieu lui intime de se rendre à Canaan, ou Moïse et Aaron, respectivement 80 et 83 ans lorsqu’ils guident les Hébreux hors d’Égypte.
Alors qui est vieux selon la Torah? Comme toujours dans nos textes, il n’y a pas de réponse univoque, mais on trouve dans les Pirké Avot une certaine nomenclature de l’âge humain : « À cinq ans, l’étude de la Torah ; à dix ans, celle de la Mishna ; à treize ans, l’accomplissement des commandements ; à quinze ans, l’étude du Talmud ; à dix-huit ans, le mariage ; à vingt ans, la vie professionnelle ; à trente ans, la puissance ; à quarante, l’intelligence ; à cinquante ans, donner des conseils ; à soixante ans, l’âge avancé ; à soixante-dix ans, la vieillesse ; à quatre-vingts ans la gloire ; à quatre-vingt-dix ans, le corps courbé ; à cent ans, on est comme mort, comme n’appartenant déjà plus à ce monde. » On serait donc vieux à partir de 60 ans, puis de plus en plus, forcément. Le Shulhan Aroukh précise, lui, qu’on devient un « vieillard », un zaken, à l’âge de 70 ans.
Qu’en est-il de la question de la retraite dans le texte biblique? « Qu’on fasse le relevé des enfants de Kehath entre les autres descendants de Levi, selon leurs familles, par maisons paternelles, depuis l’âge de trente ans et plus, jusqu’à l’âge de cinquante ans: quiconque est admissible au service, à l’exécution d’une tâche dans la tente d’assignation. » Ce passage des Nombres (4,2-3) semble suggérer que la période active ne dure qu’une vingtaine d’années. Et Rashi de préciser sur ces versets: « Un homme de plus de 50 ans, sa force diminue à partir de là ».
La fin du chapitre 8 des Nombres est encore plus explicite : « L’Éternel parla à Moïse en ces termes: « Ceci concerne encore les Lévites: celui qui sera âgé de vingt-cinq ans et au-delà sera admis à participer au service requis par la tente d’assignation; mais, passé l’âge de cinquante ans, il se retirera du service actif et ne travaillera plus. Il aidera ses frères dans la tente d’assignation en veillant à sa garde, mais il n’exécutera point de corvée. » » Ici les choses sont claires : à l’âge de 50 ans, on se retire des corvées, mais on conserve un rôle. Pas n’importe lequel, toutefois, puisque le Talmud précise (Sanhédrin 36b) que « la cour ne nommera pas au Sanhédrin une personne très âgée ».
Si la Tradition fixe un âge au-delà duquel on ne devrait pas se voir assigné des tâches éreintantes (porter des éléments du Tabernacle par exemple) et un autre au-delà duquel on ne devrait plus se voir confier de responsabilités trop dramatiques (juger les autres, pouvoir condamner à mort), l’idée d’un âge de l’oisiveté lui est étrangère. Rashbam demande : « Que font-ils de leur temps libre ? Ils rendent des services à leurs contemporains » comme il est dit « Il aidera ses frères (ehav) dans la tente d’assignation » (Nombres 8,26). Le Rebbe de Loubavitch avance cette suggestion : « Si la dureté du travail a empêché bien des hommes d’acquérir la perspective inspirée de la Torah sur la vie durant leurs jeunes années, la retraite offre une occasion en or d’apprendre et de grandir. (…) La retraite, mise à profit, peut offrir une force des plus puissantes ».
Et la grève dans tout ça ?*
Bien que le Talmud préfère toujours l’arbitrage d’une cour rabbinique, il ne s’oppose pas au droit de grève : ainsi en Yoma 38,a trouve-t-on le récit d’une famille de boulangers qui se mit en grève lorsqu’on voulut lui imposer de livrer le secret de la cuisson de son pain rituel. La famille Garmu argumenta de ce que les autres boulangers n’avaient pas le même souci de maintenir les meilleurs standards de la fabrication du pain. La famille vit son salaire doublé par le Temple et se remit au travail.
*Extrait de l’article « Le droit du travail vu par le Talmud », Tenou’a 149, Automne 2012