Je suis une fille de déportée. En relisant ces mots, j’ai un sentiment d’étrangeté et d’irréalité. Ma mère a été déportée. Lorsque je prononçais cette phrase, dans mes années d’adolescente, parce qu’il me semblait que cela expliquait une partie importante de ma personnalité sans que je sois vraiment capable de dire en quoi, mes interlocuteurs me regardaient sans comprendre. Et ils passaient à autre chose. Personne ne me posait de questions. Quand je me sentais en confiance, j’insistais un peu. Oh, pas lourdement. Mais j’y revenais de temps en temps pour justifier ma sensibilité, mon émotivité, ma fragilité. J’aurais voulu qu’on me cajole et qu’on me console de souffrir autant d’un événement qui ne m’était pas arrivé et que je ne comprenais pas.
J’ai eu une enfance étrange, un peu fracassée, avec une mère assez froide et bizarre qui parlait toute seule et ne savait pas aimer. Elle ne s’est jamais sentie juive. Ni avant ni après les camps. Son monde s’est pourtant arrêté avec la montée en puissance des nazis en Allemagne, mais elle a poursuivi son chemin dans sa tête comme si rien de tout cela n’était advenu. Une femme empêchée de vivre et d’aimer, dans la survie et l’interrogation, inquiète de tous les instants. « Est-ce qu’on a le droit de faire ça ? » demandait-elle d’une voix enfantine pour tout et n’importe quoi.
Elle était femme au foyer. Elle parlait plusieurs langues, était très élégante, toujours en escarpins assortis à son sac à main. C’était une belle femme qui adorait rire, mais n’était pas très drôle.
« Tu sais, on peut très bien vivre sans enfants », m’a dit un jour cette femme qui m’a portée neuf mois dans son ventre, m’a allaitée, mais n’a jamais été capable d’apaiser mes angoisses ni de me serrer fort dans ses bras quand j’allais mal et que j’aurais eu tant besoin d’être consolée. Je me souviens qu’en l’entendant, j’ai senti mon ventre se trouer, transpercé par la force du rejet ou du regret implicite de ses paroles. Longtemps, j’en ai été inconsolable. Mais elle, qui l’avait consolée de cette vie brisée et empêchée ? Les nazis l’avaient empêchée de vivre la vie qu’elle aurait dû mener et nous ont, comme dit ma sœur, privées de la mère que nous aurions dû avoir.
Longtemps, j’ai été anorexique. Je mangeais un peu de pain de temps en temps, c’est tout. J’étais d’une maigreur squelettique. Je me demande quel effet cela pouvait faire à ma mère de me voir comme ça. Comme si je lui tendais un miroir de son passé, une enfant mais aussi une revenante qui lui rappelait l’enfer des camps. C’est en écrivant ces lignes, moi qui ai pourtant fait des années de psychanalyse, que je prends conscience que la violence de ma mère à mon encontre a peut-être commencé là, dans l’incompréhension d’avoir mis au monde une enfant qui lui rappelait les pires années de sa vie. On me le disait souvent : « Tu n’as que la peau sur les os. »
Un jour, elle m’a dit : « Tu sais, on peut aimer les gens sans les voir. » De qui parlait-elle ? Pourquoi n’était-elle pas capable d’aimer les gens qu’elle voyait ? De le leur montrer ? Tant de questions qui resteront sans réponse. Cette froideur à laquelle j’étais pourtant habituée me blessait.
Elle était assise sur son canapé bleu, jambes croisées, comme si elle se trouvait dans une salle d’attente, se lissant l’ongle de l’index avec la pulpe du majeur, impeccablement habillée et chaussée (dans mon souvenir, elle ne portait jamais de pantoufles,
elle détestait tout ce qui était schlampig, qu’elle prononçait « schlampich » et qui signifie « débraillé » en allemand), immobile et perdue dans ses pensées. Parfois un tic faisait tressaillir sa paupière, comme si un souvenir ou une image lui tirait l’œil et l’embarquait dans une scénographie où nous n’avions aucune place. Je la voyais s’éloigner, comme si un mur de verre la séparait soudain de nous. Elle glissait ailleurs. Son regard se détournait, se vidait. Nous avions disparu pour elle, nous étions anéanties. Elle était partie dans un monde dans lequel nous n’avions pas de place, où nous n’existions plus, comme si elle avait été avalée. Elle éprouvait sans doute un besoin vital de se réfugier dans le néant pour reprendre son souffle parce que les autres, nous ses enfants, l’épuisions, mais nous étions trop jeunes pour le savoir et cela nous effrayait, cette mère froide et absente dont l’esprit disparaissait à toute vitesse sans prévenir, nous laissant seules et abandonnées à ses côtés.
Désorientées, nous quittions silencieusement le salon pour nous réfugier dans nos chambres, en attendant qu’un bruit signale qu’elle avait émergé de sa transe. Alors, nous revenions poursuivre la conversation brutalement interrompue, sans raison apparente. Le psychanalyste André Green parlait de « mère morte » pour désigner ces femmes mortes psychiquement, enfermées dans un désespoir qui absorbait toute leur énergie vitale et ne laissait aucune place pour prendre soin de leurs enfants. Dans ces moments-là, nous n’osions pas tenter de la ranimer de peur de nous faire engueuler. Car elle était imprévisible, et c’était effrayant de ne jamais pouvoir anticiper ses réactions, de sorte qu’en sa présence, nous étions toujours un peu sur le qui-vive et très inquiètes.
Lorsqu’elle parlait toute seule, j’oscillais entre la honte, la pitié et la moquerie. Je ne la comprenais pas. Je ne comprenais pas pourquoi elle ne pouvait pas être la mère dont j’aurais eu besoin. Une maman qui aurait dû m’aimer, me protéger, me consoler quand j’étais triste, m’encourager quand je doutais, et Dieu sait que je doutais, me serrer dans ses bras pour me réchauffer quand le froid m’envahissait — souvent, j’ai toujours été frileuse. J’ai eu une mère incapable de l’être, empêtrée, assise sur son canapé bleu, prisonnière d’un monde intérieur dans lequel je n’avais aucune place. M’a-t-elle seulement désirée ou a-t-elle cédé au désir de mon père qui, lui, voulait vraiment avoir des enfants ? Elle me supportait difficilement. Elle n’aimait pas ce que j’étais. Elle avait peur de moi. J’ai attendu très longtemps avant de devenir mère, j’ignorais si je serais capable de donner à un enfant l’amour dont il aurait besoin. Je ne voulais pas transmettre les peurs et les angoisses qui me tourmentaient. Je pensais qu’il fallait d’abord en finir avec cette névrose.
J’ignore quand et comment j’ai appris qu’elle avait été déportée. J’ai mis du temps avant de la considérer comme une victime et de pouvoir ressentir de l’empathie à son égard. Elle m’interdisait littéralement de vivre, elle me barrait toute possibilité de m’élancer dans la vie avec insouciance comme mes amies. Elle m’impressionnait et me faisait peur. Je n’avais aucune confiance en elle. D’ailleurs, elle me voyait à peine et éludait toute demande d’affection ou de réassurance en m’affirmant que je me débrouillerais toujours dans la vie. Et c’est ce que j’ai fait. Je me suis débrouillée tant bien que mal, pas si mal que ça finalement, avec une demande affective béante et impossible à combler, mais cela ne m’a pas empêchée d’avancer, même si j’ai souvent trébuché. Pendant ce temps, elle vivait au milieu de ses fantômes, coupée de ses affects, incapable d’exprimer des émotions qu’elle éprouvait peut-être, mais qu’elle dissimulait soigneusement. Quand on ne vous montre pas qu’on vous aime, comment se sentir aimée ?
Lorsque ma mère est morte en 1992, j’ai pensé qu’elle était enfin apaisée. Je n’avais pas mesuré qu’elle vivait encore en nous et que ma sœur et moi n’en aurions jamais fini avec cette histoire-là.
Je mesure la violence apparente de cette affirmation, que j’assume néanmoins. Mais c’est vrai, je me suis réconciliée avec ma mère après sa disparition. J’ai pu enfin la chérir, effacer sa froideur, excuser ses manquements, retrouver une mère intérieure moins persécutante.
On se construit au-dessus de ces trous, de ces béances.