Quarante jours et quarante nuits
Il pleut souvent dans ma mémoire, et je pense à Noé, ce héros biblique sans doute emprunté à la mythologie mésopotamienne.
Ma mère, le soir, nous lisait souvent l’histoire de ce survivant avant de dormir.
Le bateau-livre se transformait en bateau-ivre qui dansait sur l’eau et se laissait emporter, ballotter, trans- bahuter par les courants, flots et contre-flots, vents et contre-vents, vagues et contre-vagues…
Plus une terre à l’horizon,
plus une vallée,
plus une montagne, plus un arbre.
Rien !
De l’eau à perte d’yeux.
De l’eau le jour, et de l’eau la nuit.
De l’eau…
Puis après quarante jours la pluie s’arrête de tomber, aussi sec (si l’on peut dire) qu’elle était venue. Et après cent cinquante jours de cette apocalypse maritime, l’eau refait place à quelques miettes de terre et le bateau dessoûlé se pose sur le crâne d’une montagne, et ainsi prend fin la chevauchée fantastique…
Le bateau s’arrête.
À partir de là, Noé compte encore quarante jours et il ouvre enfin les fenêtres et tous les hublots de son bateau. Les animaux peuvent à nouveau déambuler.
Noé ouvre donc les fenêtres de son bateau-livre et les mots enfermés dans leur cabine pendant une grande partie du déluge, commencent à prendre l’air. Les animaux circulent de ponts en ponts, d’es- caliers en coursives, de pages en pages, de chapitres en paragraphes.
Et Noé prend le corbeau et l’envoie se dégourdir les ailes. Le corbeau va et vient. Au début on le sent timide, il fait quelques tours au-dessus du bateau, se pose sur les différents mâts, puis il s’aventure de plus en plus, revient, repart et revient encore. Après sept jours, Noé envoie une colombe. Elle revient car elle ne trouve pas d’endroit sur la terre où se poser. Et Noé étend la main pour la faire rentrer dans le bateau. Après sept jours, Noé envoie la colombe une seconde fois et le soir elle revient avec une branche d’olivier dans son bec, Noé com- prend alors que les eaux se sont retirées. Après sept nouveaux jours, Noé envoie la colombe pour la troisième fois et elle ne revient pas. Le déluge est terminé.
Je pense souvent à Noé, je pense à ce grand capitaine, à sa femme, à son « arche », aux pluies diluviennes qui durèrent quarante jours et quarante nuits, je pense à ses trois enfants Shem, Ham et Yafèt, et à leurs femmes, (c’est encore le texte biblique qui insiste sur leur présence).
Je m’interroge sur les détails, telle- ment précis, que donne le texte, les dates du déluge, la durée, 230 jours en tout, les mesures de l’Arche, 300 coudées de longueur, 50 de largeur, et 30 de hauteur.
Je pense aussi à son architecture, trois étages, et aux matières qui la compo- sent, à son bois de Gofère, à son étan- chéité, je pense à tout ce chantier naval d’il y a plus de quatre mille ans. Je pense et repense, et relis, je ques- tionne et requestionne : pourquoi ce corbeau, pourquoi cette colombe ? Je pense et je rêve, me laissant porter sur les eaux de mon imagination, sur toutes ces eaux, par les eaux profondes, les eaux de l’enfance, les eaux maternelles, les féminines, les douces, les composées, les claires, les printa- nières, les eaux courantes, stagnantes, les eaux d’en-haut, celles d’en-bas, je pense aux cycles de l’eau, aux nuages, je pense aux sources, aux fleuves et à leurs méandres. À Einstein aussi !
Jamais je n’avais pensé qu’un bateau
pouvait être aussi profond.
Je suis descendu profondément dans
ma mémoire,
descendu dans ma mé
descendu dans ma
descendu
des…
« Toute pensée émet un coup de dés »
Mallarmé
Dans son berceau
L’arche est sans doute l’une des images les plus représentées à travers l’histoire de l’iconographie biblique et celle qui a eu le plus de succès auprès des enfants. Et ceci est la chose la plus compréhensible. On retrouve en effet dans le récit de l’arche et de ses animaux tout l’univers de l’ours en peluche et du landau, ou encore du lit à barreau de notre enfance.
Les gestes que va faire Noé sont précisément des gestes de coupures maturantes, qui sont ceux du petit enfant dans son berceau, dans son arche d’enfant.
Noé lance un corbeau qui revient, qu’il lance et qui revient, de même pour la colombe.
« Au bout de quarante jours, Noé ouvrit la fenêtre qu’il avait faite à l’arche. Il lâcha le corbeau, qui sortit, partant et revenant, jusqu’à ce que les eaux eussent séché sur la terre. Il lâcha aussi la colombe, pour voir si les eaux avaient diminué à la surface de la terre. Mais la colombe ne trouva aucun lieu pour poser la plante de son pied, et elle revint à lui dans l’arche, car il y avait des eaux à la surface de toute la terre. Il avança la main, la prit, et la fit rentrer auprès de lui dans l’arche.
Il attendit encore sept autres jours, et il lâcha de nouveau la colombe hors de l’arche. La colombe revint à lui sur le soir ; et voici, une feuille d’olivier arrachée était dans son bec.
Noé connut ainsi que les eaux avaient diminué sur la terre. Il attendit encore sept autres jours ; et il lâcha la colombe. Mais elle ne revint plus à lui. L’an six-cent-un, le premier mois, le premier jour du mois, les eaux avaient séché sur la terre ».
Genèse 8 : 6-12
N’est-ce pas précisément le geste du petit enfant qui, dans son lit, lance sa peluche et attend que sa mère la rapporte et la lui repose dans le lit pour la renvoyer encore et encore. L’arche de Noé et l’arche d’enfance que sont nos berceaux et nos girafes en peluche rejoint de manière essentielle le jeu de la bobine que Freud nomma « dialectique du Fort-Da », moment important où l’enfant se confronte à la disparition visuelle du corps de la mère.
Qu’est-ce que le jeu du Fort-Da ? Comment le petit-fils de Freud avait-il été amené à en concevoir le principe ? L’interprétation qu’en livre Freud est la suivante : « L’enfant ne pleurait jamais quand sa mère l’abandonnait pendant des heures, bien qu’il [lui] fût tendrement attaché. » Par son jeu, « il se dédommageait pour ainsi dire en mettant lui-même en scène […] la même disparition-retour ».
Ainsi, la disparition de la bobine formait une mise en scène des départs de la mère de l’enfant. Ces départs constituaient l’événement traumatisant, la source d’angoisse ; et le jeu de la bobine avait pour fonction de rejouer cette absence. Celle-ci était rendue acceptable, et même intéressante par la possibilité du retour. L’enfant savait que l’objet – ou sa mère – sorti de son champ visuel, ne cessait pas pour autant d’exister, et reviendrait ensuite.
Le temps de l’absence, joué, nommé, n’était plus tout entier empli du traumatisme de la sépa- ration, dit Freud. Par le « jeu du Fort-Da », un enfant âgé d’un an et demi semble parvenir ainsi à élaborer un scénario propre à composer avec la difficulté de l’abstraction.
Architecture navale
Revenons sur un détail du texte : les mesures de l’Arche.
« Voici comment tu la feras : l’arche aura trois cents coudées de longueur, cinquante coudées de largeur et trente coudées de hauteur ».
Genèse 6 : 15
La coudée étant calculée entre 50 et 60 centimètres, les mesures de l’arche sont de 150 à 180 mètres de long, 25 à 30 mètres de large, 15 à 18 mètres de haut. Bien sûr des chercheurs, des architectes et autres passionnés de la Bible ont fait leurs calculs et leurs reconstitutions diverses au point que l’on puisse aujourd’hui visiter plusieurs arches de Noé à travers le monde en grandeur plus ou moins réelle.
Pour le Baal Chem Tov ces chiffres sont des clins d’œil. Ils renvoient à des lettres. Ainsi, 300 correspond à la lettre Shin, 50 à la lettre Noun, et 30 à la lettre Lamèd, et ces trois lettres écrivent le mot lashon, qui veut dire la « langue », anatomique et linguistique.
C’est encore le Baal Chem Tov qui, dans son commentaire sur la Torah, explique que les mesures de l’arche viennent dire quelque chose du monde du langage, et qui rappelle ce téva à sa polysémie, à son double sens de « boîte » et de « mot ». Car en hébreu téva signifie à la fois la caisse ou le berceau ou l’arche, mais aussi le « mot ».
Téva est un « mot ». L’arche est un mot ! En jouant avec les mots, cette arche ne serait-elle pas, en tant que « mot », en son sens le plus littéral, tout simplement une « boîte à lettres » ?
L’arche, qui est un « mot », possède les mesures d’une langue. C’est en entrant dans le langage et toute la richesse que constitue une langue que Noé et sa famille, et donc l’humanité, furent sauvés du déluge !
Freud ne s’y était pas trompé. Lui qui vit dans ce jeu de la bobine non seulement le fait de surmonter le traumatisme de l’absence mais une première forme de symbolisation et d’accès au langage. Dans cette lecture, le texte biblique se présente comme une histoire non seulement de l’humanité mais de chaque individu qui rejoue cette progres- sion, élévation et maturation, passant de l’enfant, in-fans, à l’homme capable d’autonomie et de parole parlante.
Conjugaison
Annonce de la météorologie nationale.
On prévoit beaucoup de pluie …
Mais alors vraiment beaucoup…
Noé prend les choses en mains
Il va s’occuper des mots !
Comme les mots sont fragiles,
dit Noé,
j’ai construit un bateau pour
pouvoir tous les accueillir.
C’est un bateau-livre !
Noé est fier de son bateau et il dit :
« Tu sais combien il mesure mon
bateau ?
Mon bateau, il mesure, dit Noé,
300 coudées de long,
50 de large
et 30 coudées de hauteur ».
Si tu calcules avec une coudée à 50
centimètres tu vois un peu la grandeur de l’engin !
Dans cette partie de mon rêve
Noé a la même voix que le professeur de physique.
Les mêmes intonations
et le même vocabulaire.
En cours de physique tout est engin.
Les poulies,
les ressorts,
les poids,
les tubes d’acier
et même la porte de la classe
quand il demande de l’ouvrir
ou de la fermer !
Oui ! dit le Capitaine Noé
j’ai mis tous les mots à l’abri
afin qu’ils ne soient
ni mouillés
ni noyés
ni délavés
ni décolorés.
Un mot enrhumé
ça s’entend mal
Il a la voix sourde ou enrouée.
Et s’il éternue tout le temps
on ne comprend pas ce qu’il
veut dire.
C’est comme les mots qui toussent…
Les mots sont si fragiles !
Il y a les mots
qui tombent malade,
qui ne vont pas bien,
qui n’ont plus la force
de chanter,
ni de marcher,
Il y a
des mots aphones,
des mots boiteux,
des mots en difficulté,
des mots introuvables,
et même des mots pour mots,
sans oublier les mot à mot…
Bref, continue le Capitaine,
j’ai pris les noms propres,
les noms communs,
les adjectifs,
les pronoms en tous genres,
les points,
les virgules,
les points-virgules,
les accents,
les notes de musique,
Et les apostrophes
(J’ai un faible pour les apostrophes)
J’ai pris
les verbes,
les temps,
même les plus récalcitrants.
Je les ai tous fais entrer dans le bateau.
Bien évidemment, j’ai eu beaucoup
de mal à faire entrer l’imparfait du
subjonctif.
Dans mon bateau, dit Noé, les mots zèbrent, fulgurent, chutent, vibrent, rayonnent, se dispersent, s’étoilent, zigzaguent, se croisent, se tressent et se détressent, scintil- lent, résonnent, raisonnent, se cachent, se montrent, se cognent, s’accouplent…
D’ailleurs ils passent leur temps à se marier, s’épouser, se conju- guer… Ils vivent ainsi conjugale- ment dans une conjugalité et une conjugaison sans fin, n’est-ce pas ce que l’on appelle langage ?
Noé sur le divan
Attention flottante…
Une arche à l’horizon !
Bonjour monsieur Noé
Tout se passe bien ?
Noé,
choyé, noyé dans ses pensées,
Pense à la couleur des oiseaux
Souffle en lui
un vent de philosophie
et s’allument dans sa tête
les flammes d’un feu azur
feu-enfant
d’un feu noir et d’un feu blanc.
S’allume dans sa tête
une question
couleur arc-en-ciel
une question existentielle !
Adam le premier
était-il bronzé ?
Certains disent qu’il était blanc ?
Mais pourquoi l’aurait-il été !
Noir ?
Aucune raison particulière de l’être !
Bleu ?
Cela semble déjà plus drôle,
Mais laissons là les idées folles !
Non, non, soyons sérieux !
Prêt pour la réponse
Attention !
Plus rien ne bouge…
Tout simplement il était rouge !
Enfin, tout simplement…
C’est vite dit !
Le mot « simplement »
Fait-il partie
du lexique de la Création ?
En tout cas il était rouge !
Oui ! Rouge comme la terre
de laquelle il a été pris
rouge comme le sang
qui lui a donné la vie…
Après sept jours
Noé envoie la colombe
une seconde fois !
C’est le soir
Joie de voir
revenir
la robe blanche
une branche d’olivier
dansant sur les lèvres
tremblantes du crépuscule.
Et Noé comprend
que les eaux
sérieusement
maintenant
se sont retirées
Après sept nouveaux jours
Il envoie la colombe
pour la troisième fois
Elle ne revient pas…
Le déluge est terminé.
Enfin…
Pour cette fois.
Ce texte est une adaptation par son auteur d’un extrait de l’ouvrage Zeugma, mémoire biblique et déluges contemporains, paru au Seuil en 2008.