« L’avenir de notre génération est garanti »

Jeune octogénaire, l’historien et militant de la mémoire Serge Klarsfeld dresse le bilan d’une génération, la sienne, et évoque l’avenir, entre sérénité et incertitudes. Selon lui, l’association des Fils et Filles des Déportés Juifs de France n’a pas vocation à survivre à cette génération.

ENTRETIEN AVEC SERGE KLARSFELD

Y aura-t-il une suite aux fils et filles des déportés juifs en France ?

Non, il n’y en aura pas. Pourquoi? Bien sûr, cela ressemble à de l’orgueil de dire cela, mais nous sommes une génération, celle des enfants des gens touchés durement par la Shoah. Les cimetières sont pleins de gens irremplaçables, après lesquels la vie continue, et la vie continuera après nous. Nous sommes une génération irremplaçable, parce que, ensuite, personne n’aura souffert dans sa chair, dans ses sentiments, comme nous, de la disparition brutale et massive des siens pendant la Shoah. Ceux qui nous suivent n’auront pas eu l’expérience que nous avons eue de la Shoah, parce que chacun de nous l’a vécue lui-même, a été une cible, et donc ils n’auront pas à faire ce que nous avons fait, puisque nous avons fait l’essentiel, notre génération des orphelins, la génération qui, sans avoir perdu personne a vécu cette période, et la génération des rescapés des camps. Ces trois générations laissent un héritage extraordinaire parce que, 75 ans après la Shoah, on trouve, dans chaque pays d’Occident et dans chaque pays où a eu lieu la Shoah, un grand centre de documentation sur ce qui s’est passé. Les gigantesques centres que sont Yad Vashem en Asie, le Mémorial de la Shoah de Paris en Europe et le Mémorial de Washington en Amérique, garantissent complètement l’avenir intellectuel de notre mémoire. En outre, presque chaque page de l’Holocauste a été écrite. On trouve des milliers de thèses universitaires sur le moindre de ses aspects, une infinité de films et de livres. Il y a 40 ans, lorsque je me suis rendu aux États-Unis, il y avait peut-être 200 ou 300 livres sur la Shoah, aujourd’hui, il y en a 100000. De même, les réponses aux questions que posent les négationnistes ont été apportées. Je n’ai donc aucune inquiétude en ce qui concerne l’avenir de la mémoire de la Shoah.

Qu’en est-il alors de l’avenir politique de cette mémoire ?

Politiquement, rien n’est garanti. Bien qu’il existe de grandes démocraties, il peut toujours y avoir en leur sein des forces d’extrême-droite qui croissent et s’attaquent à la Shoah, parce que l’extrême-droite est anti-juive par nature. À cela s’ajoute le conflit grandissant entre l’islam fondamentaliste et l’Occident dont les juifs sont aussi victimes. Israël est un petit territoire et une bombe moderne sur Tel Aviv pourrait à elle seule provoquer une nouvelle Shoah, cette fois-ci nucléaire. Ce sont des menaces à prendre au sérieux, d’autant plus que, le temps passant, les menaces ne semblent pas diminuer mais au contraire s’exacerber. Cette menace contre une partie du monde juif implique le risque d’une seconde Shoah, sur des modalités différentes. L’Histoire est imprévisible, toujours. Imaginons un juif allemand qui meurt en 1919 : il a vu la chute du Kaiser, l’avènement de la République de Weimar, l’ouverture des carrières aux juifs. Il meurt convaincu que tout va bien, et 15 ans plus tard, le nazisme est à l’œuvre.

Quel sera alors le rôle des générations qui vous suivent ?

Je ne prendrais aucun pari. Les juifs eux-mêmes ont été bien peu efficaces à lutter contre la machine nazie, y compris le Congrès juif mondial qui était alors tout jeune. Donc je ne saurais dire si les générations suivantes seront en mesure de contrecarrer un nouveau projet de destruction s’il se présente. Mais je suis sûr, si les conditions politiques le permettent, qu’elles transmettront cette histoire : les événements majeurs peuvent se transmettre sur plusieurs millénaires, par exemple par la ritualisation. Reste le militantisme qui a été au cœur de nos activités. Je ne suis pas sûr que les générations qui nous suivent seront aussi militantes, ne serait-ce que parce que nous avons accompli beaucoup de grandes choses que l’on ne pourra plus faire précisément parce que seule notre génération pouvait les réaliser. Je ne suis pas inquiet pour les commémorations, mais le militantisme qui a été le nôtre et qui nous vient de notre expérience de la Shoah, ce militantisme d’opposition qui voulait installer la Shoah au cœur de la mémoire collective, celui-ci n’a plus à être mené. Donc une association comme la nôtre n’a pas vocation à survivre à notre génération. Notre génération disparaît, mais elle laisse un héritage exceptionnel : jamais un événement dans l’histoire de l’humanité n’a été aussi documenté que la Shoah. Ce qui n’empêche pas que de nombreuses interrogations historiques, philosophiques se feront jour à l’avenir, et qu’il faudra donc des gens pour y travailler et y répondre.

Votre rôle ne s’est pas limité à cette historicisation de la Shoah, vous avez également amené la justice à prendre en mains cette histoire…

Certes, mais là encore, cela appartenait à notre génération, il n’y a plus de criminels nazis à retrouver aujourd’hui. C’est à d’autres que nous, aux États principalement, de s’occuper, y compris juridiqument des nouveaux bourreaux que sont, par exemple, les fondamentalistes musulmans.

Le travail effectué avec les mémoriaux livresques, le Mémorial des déportés juifs de France et les deux tomes du mémorial des enfants, est-il achevé ou encore à poursuivre ?

Il reste une micro-histoire à faire, parce que l’histoire de la Shoah est aussi l’histoire individuelle de chaque personne, qui peut être documentée pour chacune. Les grands travaux historiques ont globalement été faits, mais il reste une multitude de travaux historiques régionaux et locaux à mener. Et puis il reste à vérifier la thèse qui est la mienne, qui s’est imposée – et que Zemmour me reproche –, à savoir que Vichy a participé en tant que complice actif à la perte d’un quart des juifs et que la population française, dès lors qu’elle a vu qu’on arrêtait des familles, a aidé à sauver trois quarts des juifs de ce pays. C’est devenu la thèse officielle depuis la présidence Chirac et on la confirme par une infinité de travaux historiques. Un jour peut-être un historien refera-t-il la synthèse et me donnera tort ou raison. En histoire comme en politique, rien n’est acquis non plus.
De même, nous avons impulsé ce travail de mémorial des déportés dans d’autres pays comme en Hongrie, et il reste certainement, là, du travail à faire. En Hongrie, grâce à la Fondation pour la mémoire de la Shoah et Yad Vashem notamment, a été subventionnée une équipe de chercheurs qui a poursuivi un travail préliminaire que j’avais amorcé en recueillant 120000 noms, et qui est aujourd’hui déjà à 400 000 noms et qui continue à travailler. Chaque pays est un univers et il y faut quelqu’un qui y consacre sa carrière.
Ici, il y a de jeunes historiens brillants qui prennent la relève, comme Alexandre Doulut, à qui j’ai déjà donné une partie de mes archives sur la province de façon à ce que quelqu’un continue. Le Mémorial héritera bien sûr aussi d’une partie de ces archives. Cette jeune génération poursuit notre travail et a également vocation à devenir un guide pour les historiens du monde entier qui cherchent des archives parce qu’ils seront ceux qui les connaissent parfaitement. Je sais que beaucoup d’historiens, professionnels ou amateurs, iront voir Alexandre Doulut pour trouver les informations, d’autant plus que je suis le seul à avoir eu accès à certaines archives classifiées que j’ai pu photographier. Il devient dès lors un multiplicateur, c’est un bel exemple de transmission à une autre génération d’historiens.

Propos recueillis par Antoine Strobel-Dahan