“ Oulou, Ushpizin Ilaïn Kaddishin! Prenez place, illustres et saints convives! » Souccot commençait dans une heure. L’attente de ses invités mythiques dissipait la fatigue des lendemains de Kippour. Au milieu de ma soucca tout juste apprêtée, je déclamai en avance le rituel araméen d’accueil des Ushpizin, tel un artiste s’époumonant avant son tour de chant dans la salle encore vide.
« Oulou Avahan deIsraël! Entrez là, Patriarches d’Israël!» La Grèce jadis avait ses sept Sages, Israël a ses Bergers: Abraham, Isaac, Jacob, Joseph, Moïse, Aaron et David. Chacun des soirs de la fête, ils nous visitent tous les sept lors de notre entrée pour le repas. Le premier soir, Abraham est en tête et ainsi de suite, à tour de rôle.
Avant de me rendre à la synagogue, je m’accordai une respiration solitaire et m’affalai en bout de table sur mon trône de maître de maison. Je contemplai l’ouvrage. J’imaginai les souffles mystiques de ces figures mêlées à notre nombreuse tablée. Les yeux mi-clos, je ronronnai de plaisir. Transporté, j’en perçus l’écho, lui-même couvert par un autre, plus rauque, accompagné de bruissements de toutes sortes.
Soudain, je sentis la pointe de mes doigts caressée par du velours. Je tressaillis en réalisant que je n’étais plus seul. Un chat angora avait bondi sur l’une des chaises. Une colombe nacrée auréolait le dossier de sa voisine. Incrédule, je n’eus pas le temps de les considérer qu’un âne au teint noisette chemina à son tour jusqu’à la table et campa face aux premiers. S’ensuivit une invasion de fourmis. Des quatre coins de la soucca, en rigoureuses files indiennes, une multitude convergea vers un siège proche de l’âne et ne mit pas deux minutes pour former à hauteur d’homme sa pyramidale fourmilière.
J’aurais sans doute faussé compagnie à cette assemblée n’était-ce un regard d’acier planté dans le mien depuis l’embrasure de la porte: c’était le lion à la voix rauque. Le félin s’avança vers moi, s’assit à ma gauche et me tint en respect. Sans n’y rien comprendre, j’étais fait comme un rat!
« L’explication » à ce manège fit irruption au milieu de la table, plumage flamboyant sur plumes couleur de nuit, la crête d’un vif écarlate. Gonflé d’orgueil, le Coq de La Fayette s’approcha pour me défier. Son pas aux allures empruntées d’aristocrate rappelait davantage celui d’une de ses camarades de basse-cour. Son altesse engagea la conversation. « Tu pourrais te montrer plus avenant! » me lança-t-il, narquois.
Prudent mais décidé à ne pas me laisser faire – après tout j’étais l’homme – je rétorquai: « Vous n’êtes pas exactement les convives que j’attendais! »
Or, le coq connaissait mon sujet: « Si tu veux parler des Ushpizin, sache qu’il a été décidé que nous en ferions office. Comme tes patriarches, nous sommes venus voir ce que tu es devenu grâce à nous. Et ce soir, le premier, c’est moi qui parlerai.
– Vous rendre des comptes? Mais vous n’y songez pas! m’indignai-je. Et toi, sais-tu de qui tu parles? De nos pères aussi nobles que des anges. Ils sont notre âme, à nous autres fils d’Israël! »
D’un coup d’aile réprobateur, le coq me fit signe de retrouver mon calme. « Avant d’être ce que tu dis, tu es homme. L’aurais-tu oublié? C’est à nous que tu dois de le savoir. »
Rembruni, je balayai du regard toute la tablée pour résoudre cette énigme. Et d’abord, pourquoi ces animaux? Comme un éclair, la réponse surgit de ma mémoire: ce sont les animaux-ressources imaginés par le Talmud! « Si la Torah n’avait pas été donnée, nous nous serions enquis de la pudeur par le chat (discret pour faire ses besoins), du vol par la fourmi (attentive au bien de sa semblable), de la licence par la colombe (fidèle à son conjoint) et du savoir-vivre par le coq (chevaleresque avec sa poule).»
Quant au lion, sa présence tombait sous le sens. « Sois fort tel le lion pour servir dès l’aube ton Créateur »: ce sont les tout premiers mots du Shoulhan Aroukh, le code de loi juive. Restait l’âne qui laissait sceptique… Quoi qu’il en soit, le volatil avait raison: en observant les bêtes agir par instinct, selon le Talmud, l’homme est invité à aiguiser son sens éthique.
Ce cuistre interrompit ma méditation: « Si tu veux poursuivre le dialogue avec moi, il va falloir que tu me donnes un nom.
– Mais tu es coq! Pourquoi devrais-je te donner un nom?
– Parce qu’Adam en a fait de même. Par ce procédé, il s’est senti concerné par nous, les animaux, non comme des choses ou des objets. Et puis moi, ajouta-t-il, je préfère prendre mes précautions. J’ai bien trop peur de finir dans ton assiette. Hâte-toi, je te prie. »
Il renchérit par un couplet moralisateur sur notre « soi-disant culture » qui, à ses yeux, ne nous distinguait point tant de « la nature d’animal » dès lors que nous prenions pour habitude de tuer pour manger et punir ou de maltraiter nos femelles. Sa faconde impudente dépeignant l’homme comme le dernier des cyniques, elle hérissait le poil. Pour lui clouer le bec, je lui jetai:
« C’est bon, tu as gagné! je t’appellerai Sganarelle.
– À la bonne heure! Voilà qui est bien », se félicita-t-il. Dans ce face-à-face avec mon confident donneur de leçons, je renouai le fil de ma réflexion: « Dis-moi, Sganarelle, sans doute l’homme peut-il s’inspirer de vos comportements vertueux. Mais que ne lui avezvous enseigné la sagesse? Que ne lui avez-vous fait connaître Dieu? »
Sganarelle me refusa le point et cita le prophète Isaïe: « Le taureau connaît bien son détenteur, l’âne l’auge de son maître; Israël l’ignore, mon peuple ne médite point. » On pouvait donc trouver chez l’animal une représentation du sentiment de transcendance et d’une fidélité inconditionnée à celle-ci. Au passage, la présence de l’âne sous mon toit frêle se trouvait justifiée. « Va pour Dieu. Mais quid de la sagesse? »
Sganarelle amusé reprit son air faussement énigmatique: « Ce serait plutôt l’affaire du septième animal de notre délégation. Tu excuseras son retard, il est plus lent que nous autres. »
L’absence de ce septième m’avait étonnamment échappé. Aux prises avec cette nouvelle énigme, je sentis une chair froide et visqueuse glisser autour de mes chevilles. Vision d’horreur! Le septième était un anaconda, une musculature prompte à étouffer un bœuf. Le reptile s’empara de moi et m’enveloppa de son odeur méphitique. Sa langue virevoltait sous mes narines et, son sifflement ne me disant rien qui vaille, je demandai à Sganarelle les secours de sa science du langage animalier.
« Oh! ce n’est rien, assura-t-il. Il trouve qu’il règne dans ta soucca une atmosphère de Jardin d’Éden. À ce propos, il me demande si madame est sortie? – Ah non! » m’écriai-je alors que mon sang chaud ne fit qu’un tour.
À ma vive protestation, déçu, le serpent libéra mes membres et alla s’enrouler dans un coin de la cabane pour ne plus siffler mot.
« Tu es un peu dur avec lui. Depuis sa malédiction, il est l’ombre de lui-même. Et sa vie est si pénible.
– Tu m’excuseras du peu Sganarelle, je n’ai aucune envie de rejouer la Genèse. Et puis, au fond, qu’avons-nous appris, nous les hommes, du serpent?
– C’est assez qu’il vous ait appris le mal et la mort! Toi qui me demandais qui vous avait inspiré la sagesse, tu as ta réponse. Sans lui, tu n’aurais pas mieux valu qu’un certain bon sauvage, nonchalant, un peu bête et pacifique, tout juste capable de commisération. »
Ce coquin de coq, lecteur de Rousseau, devenait très estimable. Je risquai ce compliment: « Sais-tu que je bénis Dieu tous les matins pour ton chant qui me permet de distinguer le jour et la nuit? » Flatté, il accepta de m’en dire davantage quant au jugement qu’il portait sur l’espèce humaine.
Sganarelle avait les idées très arrêtées tant la question de la distance entre l’homme et l’animal l’obsédait. « Si on relit la Genèse, professa-t-il en arpentant la table, on remarque que Dieu bénit les animaux et les hommes dans les mêmes termes: “Croissez, multipliez!” Cependant, il les bénit séparément. Cela me rappelle comment chacun se développe en meute, comme sur une île à part. Certes, à la périphérie de la meute, vos hommes ressemblent un peu plus à nos sauvages. Mais à l’intérieur, protégés par la membrane du groupe, les lois ne sont plus tout à fait celles de la nature.
– Et qu’est-ce qui, selon toi, a rendu l’homme si habile, si singulier?
– C’est que vous au moins savez accueillir la nouveauté.
Même après les catastrophes qui donnent surtout l’occasion de reprendre les habitudes gardées en mémoire, vous savez innover. Ah ça ! ton Noé est un sacré farceur. Il a su faire, lui. Pas comme nous. Par ailleurs, regarde votre petit d’homme: il vous ressemble tout en étant lui-même. Non seulement il ne vous mime pas, mais, en plus, il vous abandonne un jour. Vous, ses parents. »
J’acquiesçai au souvenir attendri d’un autre verset de la Genèse: « C’est pourquoi l’homme abandonne père et mère pour fondre avec sa femme en une seule chair. » « C’est cet entre-soi, ce développement artificiel qui vous est propre, que tu appelles culture? m’interrogea-t-il songeur.
– Pas uniquement, mon cher Sganarelle. Je pensais aussi à l’invention de ces outils – du jet de pierre aux hautes technologies en passant par l’écriture – qui nous permettent d’agir à distance, de repousser les limites de notre île, voire les limites du corps. »
Sganarelle arrêta net sa déambulation de péripatéticien. Sa crête parut s’assombrir. « Tu m’inquiètes… » lâcha-t-il un ton plus bas. Je le pressai de me dire son tourment. « Cette technologie dont tu es si fier, n’est rien d’autre que la suppression du corps, de ton corps. Tu vas inventer, si tu ne l’as déjà fait, plus intelligent, plus endurant, plus adaptable que toi. Et cette espèce artificielle, produit de ton esprit, prendra ta place, à moins que tu ne te fondes en elle. Non content de naître sans être fini, tel que ton petit d’homme vient au monde, tu vas t’offrir le luxe de naître sans être commencé, de ne plus naître du tout. »
Je n’avais pas vu les choses sous cet angle. Dans les légendes de Golem, on ne prêtait aux colosses d’argile une forme si parfaite qu’ils relèguent leurs créateurs aux antiquités de l’évolution. « Alors Sganarelle, si, comme l’individu, le genre connaît une fin, si ce que nous nommons humanité n’est qu’une parenthèse, que reste-t-il à accomplir sinon le meilleur agir possible dans le temps présent? » Depuis son coin, l’anaconda se dressa ému et m’adressa le sourire d’un ami de trente ans.
Arriva le moment pour mes Ushpizin sur pattes de prendre congé. En guise d’au revoir, Sganarelle me prit amicalement sous son aile et me confia avec bonhomie: « Allons, allons, il ne faut pas t’en faire. Combien d’espèces ont disparu pour que nous soyons là. En quelque sorte, nous les portons en nous. Lorsque nous irons visiter cette nouvelle intelligence, tu te joindras à nous. Ensemble, nous serons ses Ushpizin… »