La Hitbodedout [littéralement “auto-isolement”] est une pratique méditative juive qui a traversé les siècles. Dans la version enseignée par Rabbi Nachman, cette contemplation visant à la connexion au divin à partir du repli en soi se fait par la parole: du fond de l’être s’étant placé en retrait du monde jaillit une forme de prière: le méditant déverse son cœur vers le divin, en chuchotant ou en criant- et peut-être, en écrivant.
Il y avait le père de Yehouda Amichai, vieux père du poète d’un jeune pays alors plein d’espoirs,
le père pieux dans sa prière quotidienne,
qui priait debout
Mais sans bouger
“Pour que Dieu s’incline vers lui”
Debout:
la posture du respect
devant le Roi du monde
Il y avait Etty Hillesum, la mystique d’Amsterdam qui s’ignorait comme telle
la gamine de vingt-quatre ans morte dans les camps après avoir
embrassé son destin,
qui priait chaque matin dans sa chambre
À genoux comme une moniale
Mais qu’importe elle te priait
À genoux :
la posture du respect
Devant le Roi du monde
Etty chaque matin mettait son ego à genoux pour mieux embrasser la vie.
Nous cette année, c’est le Roi du monde qui nous a mis
à genoux
Ce jour-là il y a eu ceux qui sans le choisir sont tombés
À terre la botte de hamas sur la tête
À genoux devant les fusils railleurs
À terre les mains dans le dos visage en sang
À genoux ou tout du long,
face contre terre.
Ceux qui ont fait le mort dans la poussière
Entre les buissons
Parmi les cadavres
Parfaitement immobiles comme le père debout de Yehuda
Yehuda le bien nommé
“Itba’h el yehud”
Tuez le Juif!
Entendaient-ils pendant ce temps
Entre deux rires en arabe
Et les cris des violés
Immobiles face contre terre
Coincés dans les abris suffocants
Grenade après grenade,
salves de fusil
Et piles de cadavres brûlés
pour faire sortir les vivants
Vivants faisant le mort
Pour survivre
Encore une minute
sous les cadavres trop lourds
Et là Abba, c’est Toi qui as choisi.
C’est Toi qui as choisi.
“qui vivra et qui mourra” dira-t-on bientôt
Ounetané Tokef nous colle à la peau depuis un an.
Il y a ceux qui comme Hersh ont eu le malheur de se relever
Sorti de l’abri qui ne l’avait pas abrité
Les mains en l’air enfin celle qui restait
Il est mort quand même
Seulement onze mois plus tard
Il fallait bien qu’on attende et qu’on espère
Kappara!
Onze mois plus tard presque à Rosh haShana
Et puis il y a eu ceux comme Gali et Ben qui ont décidé de se relever
Deux fiancés deux beautés
L’un blond l’autre brune
la jambe droite chacun amputée
Mariés cet année debout leur rêve
De nouveau debout
Chacun claudiquant
sur la jambe en plastique
Vivants et boiteux les deux
Comme Yaakov notre père mais en pire
Eux n’avaient pas choisi le combat
Eux n’avaient pas pu
Combattre
Vivants et boiteux
À jamais
Et nous on en tombe dans nos cœurs
Comme le père de Gali
Face contre terre
Accouru à l’hôpital il n’avait pas compris
quand sa fille a crié
“Papa! Je n’ai plus de jambe!”
Et que soudain il a vu sur le lit
le vide étrange
à côté de l’autre pied
“Abba”! Père!
Avinu sh’ba shamayim!
Père qui est au ciel
Abba pourquoi?
Abba je sais c’est la question interdite
Abba je change:
Abba à mon tour de Te dire
Ayeka?
Où es-Tu?
Le ciel est trop peuplé soudain
La terre trop pleine aussi
Trop de cadavres
Et trop de morts vivants
On en rajoute chaque jour
La guerre depuis un an
Père ils ont mal ceux qui reviennent
d’Azza
Père aide les s’il Te plaît
Père il n’y en a plus un seul d’entre nous debout.
On fait semblant, ne vois-Tu pas?
Père peu importe notre posture
On est par terre
Même quand Tu nous vois
Debout dans les chars et Te cherchant dans les tunnels
Debout dans les synagogues et au supermarché
Debout portant les enfants car l’école à repris
Debout contre un gouvernement fascisant qui nous trahit
Debout dans les abris sous les attaques du Hezbollah
Même debout on est par terre.
Par terre conduisant les chars et marchant dans les tunnels
Par terre devant les fourneaux et à la table de shabbat
Par terre dans la rue devant leurs photos aux regards souriants
Par terre au bureau et devant la télé
Par terre devant la haine dans les villes du monde
Roi du monde cette année on s’apprête à Te couronner
À genoux
Bien sûr on tient debout
Debout devant les missiles libanais
et les drônes houthis
Debout sous les missiles iraniens
Et les snipers du Hamas
Debout face à nos frères juifs de diaspora qui crient Free Palestine
Et qui créent en nous peut-être la pire des solitude
Debout devant la CPI
Debout devant l’ONU et les campements universitaires
Debout devant ce qu’on dit de nous dans les manifs et les plateaux télé
Debout devant nos propres abus lorsque chez nos colons et soldats l’éthique tombe
Et debout devant les nouvelles violences d’une police
Qui dirigée par l’ultra droite
terrorise les siens.
Devant tout ça Abba on tient debout
Et puis après seulement
seuls dans le noir on s’écroule
Le cœur en miette la nuque encore trop raide
On a l’habitude depuis ces années de désert
Difficile de plier
Difficile d’imiter Etty et de s’agenouiller
dans nos douleurs
Et pourtant on le sait Abba
Si on s’approchait en silence un peu plus de la terre
Pour baisser les armes au moins en nous…
Roi du monde, qu’on y arrive ou pas cette année, on Te couronnera
À genoux
Quelque jours avant un nouveau 7 octobre qui ne sera
plus jamais le même
On dira de nouveau
“Souviens-Toi de nous
Pour la vie
Roi, roi qui désire la vie”
זָכְרֵֽנוּ לְחַיִּים מֶֽלֶךְ חָפֵץ בַּחַיִּים
“Roi qui désire la vie!”
Chantera-t-on debout le cœur en larmes
durant deux jours,
Tremblants cette année
Plus que depuis longtemps
Oui les Juifs prient debout
C’est même le nom de leur prière
Sauf à Kippour, Abba, tu le sais
Après t’avoir couronné
On s’étendra par terre
On s’inclinera comme Moshe après le veau d’Or
On “tombera sur notre face”
Cette année Abba Tu le sais
Rosh haShana aura un goût de Tisha b’Av
Et alors peut-être
Peut-être Abba,
que de là viendra à nouveau
Une forme de consolation
Comme au fond du Hallel
“Min ha meitzar karati ya”
מִֽן־הַ֭מֵּצַר קָרָ֣אתִי יָּ֑הּ
Depuis l’abîme j’ai appelé Dieu
Mais cette année Abba, c’est Eicha qui nous répondra
יִתֵּ֤ן בֶּֽעָפָר֙ פִּ֔יהוּ אוּלַ֖י יֵ֥שׁ תִּקְוָֽה
Qu’il donne sa bouche à la poussière
Peut-être y a-t-il de l’espoir.
Oui peut-être, si on s’incline suffisamment
Dans nos cœurs
jusqu’à terre
Peut-être si on met notre folie humaine
Enfin à genoux
Nous tous jusqu’au dernier
Nous tous jusqu’au premier
Peut-être, Abba
Peut-être nous aideras-Tu
À nous relever.