Comment expliquer que nous fassions usage de matière animale dans certains rites du culte juif ?
Selon les loubavitch comme selon la majorité de la société, globalement et symboliquement, le monde est divisé en quatre règnes : le minéral, le végétal, l’animal et l’humain. Cette nomenclature a, dans notre vision, un sens mystique très précis. Chacun de ces quatre domaines est destiné à se sublimer. Le minéral, qui est le domaine le plus bas spirituellement, parce que celui qui est le moins doté de vitalité, n’est pas intrinsèquement bas. La Kabbale dit : « ce qui est plus haut a la capacité de descendre plus bas ». D’une certaine manière, la pierre au bord du chemin est supérieure à l’homme, dans son aspect physique. Le minéral va s’élever, c’est son rôle, en nourrissant le végétal et donc en s’incarnant en lui, lequel végétal est doté d’une vitalité supérieure à celle du minéral. Le végétal lui-même va s’incarner dans l’animal en servant à sa consommation. L’animal va s’élever également en parvenant à s’intégrer au règne humain, de deux manières : par la consommation directe (ou par l’usage ou le rejet qu’on en fait), ou en servant un acte de mitsva.
Justement, que se passe-t-il lorsque nous accomplissons une mitsva qui a pour outil un objet d’origine animale ?
Certaines mitsvoth matérielles nécessitent l’utilisation d’un élément animal ; il ne s’agit pas d’un animal en particulier qui aurait été sélectionné pour ses qualités particulières. C’est certes obligatoirement un animal casher par nature, mais il pourrait très bien être taref (non apte) pour la consommation. D’un simple animal, on transforme la peau pour en faire un objet de sainteté. On a tellement transformé la matière animale qu’elle n’a pas simplement été l’outil nécessaire à l’accomplissement d’une mitsva mais est devenue un élément intrinsèque de la mitsva. Par exemple, lorsqu’on a confectionné une paire de téfilines, si pour une raison ou pour une autre ils sont abîmés, on n’a pas le droit de les jeter. Ce n’est jamais qu’un morceau de cuir, mais nous considérons qu’il ne s’agit plus de simple matière animale mais d’un élément de mitsva.
Pourquoi cette peau serait-elle plus que de l’animal ?
La peau a été travaillée. En hébreu, le tannage d’une peau se dit : iboud oroth. Iboud, c’est la même racine qu’avoda, travail. La avoda, c’est également le mot qui sert à désigner le service de l’Éternel. On a donc pris une peau sale, grasse, malodorante, et on l’a suffisamment travaillée pour en faire quelque chose d’assez raffiné matériellement et donc spirituellement pour qu’elle puisse servir à y inscrire un Séfer Torah ou tout autre objet de mitsva. Le service de l’Éternel, c’est la transformation de la grossièreté du monde en forme la plus raffinée de l’union avec l’Éternel. Dès le moment où la peau a été tannée avec l’intention que ce cuir serve à accomplir une mitsva, la matière est transformée.
Donc, selon cette conception, l’animal change de statut ? Absolument, et il faut d’ailleurs pousser beaucoup plus loin. L’animal ne sert pas que dans l’accomplissement des mitsvoth. Il sert en toute chose. Il y a un grand précepte de la Torah qui dit : « Connais-Le dans tous Ses chemins », autrement dit dans tous tes actes, dans toute ta vie. La fonction de l’homme sur terre est un travail de tri, autrement dit trouver le spirituel dans la matière et l’élever. Si j’utilise le cuir d’un animal pour en fabriquer un fouet qui servira à fouetter des hommes, j’ai dégradé la qualité spirituelle de l’animal au lieu de l’élever. Cette idée aboutit à quelque chose d’effrayant : l’énorme responsabilité de chacun dans chacun de ses actes, même les plus quotidiens. Le tout premier chapitre de la Torah ne dit pas autre chose, qui affirme que l’homme est placé dans le jardin d’Éden pour le travailler et le garder. Autrement dit, la fonction de l’homme est de travailler, de faire évoluer le monde, lequel a vocation à être perfectionné.
Mais pourquoi alors, ne peut-on rédiger un Séfer Torah sur du papier, c’est-à-dire à partir de végétal ?
Tout élément de la création doit être élevé et chacun a sa place. Pour les sacrifices du Temple, on apportait toujours et de façon très précise des éléments minéraux, végétaux et animaux, précisément parce que tout devait y être représenté pour cette élévation. Ainsi le Séfer Torah est-il écrit sur une peau animale parce que cet élément-là doit être élevé par l’homme. Le shofar, par exemple, ne peut être qu’une corne de bélier ou apparenté. Le bélier nous rappelle le sacrifice d’Isaac. Or le sens fondamental de Rosh haShana est de « couronner l’Éternel comme roi de l’univers », c’est-à-dire de poursuivre la Création. Ce qui implique pour l’homme une acceptation d’un certain effacement de lui-même, d’un oubli de soi (le bitoul), comme Isaac dont le texte dit qu’avec Abraham, « ils continuèrent ensemble » à marcher vers l’autel. Le bélier qui remplacera Isaac au dernier instant représente l’oubli de soi absolu. Le son du shofar lui-même n’a rien de mélodieux, c’est un cri déchirant. L’animal joue ici un rôle fondamental, il a d’une certaine manière une qualité que l’homme ne possède pas. D’où le respect absolu que le judaïsme prescrit à l’homme envers chaque élément de la Création, animal en particulier, qu’il soit casher ou non, du reste.
Voyons encore les téfilines, ils sont attachés sur le muscle du bras face au cœur, puis sur la tête, puis sur la main. Lorsqu’on pose les téfilines, on attache, dans l’ordre, son cœur – lieu des émotions, sa tête – lieu de la réflexion, et sa main – lieu de l’action. On les attache littéralement, matériellement à la divinité révérée dans le texte qui s’y trouve. C’est un lien physique avec le monde, avec la matière physique du monde.
Propos recueillis par Antoine Strobel-Dahan