“Le Devoir d’espérance”: un acte de résistance spirituelle

Dans Le Devoir d’Espérance, Yann Boissière explore les crises spirituelle, identitaire et informationnelle qui minent notre époque. Il appelle à une réappropriation de notre intériorité et à retrouver notre capacité à donner sens à nos vies face à la surabondance numérique et à la pression technologique. À travers cinq principes inspirés de la tradition juive, il propose une voie de résistance pour renouer avec l’espoir et l’équilibre.

 

Dans un monde saturé d’informations, où l’individu perd ses repères, Le Devoir d’Espérance, publié en août 2024 aux Éditions Desclée de Brouwer, s’impose comme une réflexion profonde sur la crise spirituelle contemporaine. Yann Boissière, rabbin et intellectuel engagé, analyse les bouleversements identitaires et informationnels qui plongent nos sociétés dans l’anxiété et le désespoir.

Selon lui, notre époque est marquée par une triple crise qui fragilise l’individu. “Une crise spirituelle majeure, dont la désintégration de l’individu est à la fois l’occasion et l’expression”, écrit-il. La quête de transcendance s’efface au profit d’un matérialisme exacerbé et d’une logique de rentabilité. À cela s’ajoute une crise identitaire, née de la dissolution des repères culturels et philosophiques qui structuraient autrefois nos sociétés. Enfin, une crise informationnelle, où l’excès de données et de stimuli empêche toute réflexion en profondeur, conduisant à une paralysie de la pensée.

La crise de l’individu et de la modernité

Historiquement, l’individu s’est construit en harmonie avec des structures collectives comme la cité, qui façonne l’homme politique, et l’Église, qui cultive l’homme vertueux. Mais avec la modernité, il est devenu un foyer autonome de volonté, de pouvoirs et de droits, reléguant ces deux sphères au second plan. Ce basculement repose sur les pensées de trois philosophes majeurs : Kant, Descartes et Hobbes, qui ont défini les fondements de l’individu moderne à travers trois concepts essentiels : la conservation, la peur de la mort qui motive l’action humaine ; la volonté, qui incarne la liberté et la spontanéité ; et enfin la raison, outil principal pour résoudre les problèmes.

Si ces piliers ont longtemps soutenu la modernité, ils vacillent aujourd’hui sous l’impact des révolutions technologiques.  “On perçoit ce que cette puissance recèle de tyrannie possible : la tyrannie de l’esprit dans une perspective de contrôle, avec le risque d’asservir l’homme à sa propre puissance”, affirme l’auteur. L’explosion de l’intelligence artificielle et des plateformes numériques a conduit à une obésité informationnelle, où la quantité de données disponibles dépasse largement la capacité humaine à les assimiler. Loin de rendre l’individu plus puissant, cette surcharge cognitive le prive de toute maîtrise, le plongeant dans une passivité où il ne peut plus être acteur éclairé de son propre destin.

Cette mutation transforme également nos rapports sociaux et culturels. L’attention, ressource précieuse, est désormais exploitée par les géants du numérique, nourrissant un besoin compulsif de reconnaissance et de visibilité. La quête de notoriété s’est changée en un bien de consommation, tandis que l’instantanéité du divertissement supplante la réflexion. Yann Boissière met en garde contre cette hubris mentale, un aveuglement collectif où l’obsession du contrôle, la mesure de la performance et la langue de bois politique étouffent la pensée critique. La surabondance d’informations ne conduit pas à une meilleure compréhension, mais à un phénomène de  “déconviction” : face à un flot incessant de données contradictoires, l’individu devient impuissant, désengagé et indifférent.

Dans ce contexte, la négation du temps apparaît comme un aspect fondamental de la crise spirituelle contemporaine. L’accélération permanente de nos vies, dictée par l’instantanéité numérique, annihile la possibilité de contemplation et de quête de sens. Ce rapport biaisé au temps contribue à la destruction du for intérieur, où l’intériorité humaine est exploitée comme une mine de données à ciel ouvert.

La résistance par la spiritualité

Face à cette dérive, Yann Boissière propose une véritable révolution intérieure, fondée sur la redécouverte de la spiritualité comme socle de résilience et de sens. “S’ouvrir à la spiritualité, aujourd’hui, signifie ouvrir notre humanité à une perspective plus large que le projet moderne, plus ample que la domination de l’esprit, de la volonté et du contrôle.” Il identifie cinq respirations essentielles, inspirées de la tradition juive, pour nous aider à retrouver un ancrage dans un monde en perte de repères. La première est la conscience et l’intériorité (Nefesh), qui invite chacun à se recentrer sur soi-même pour retrouver un véritable ancrage personnel, loin des distractions extérieures. Ensuite, se réinventer (Teshouvah) suppose une souplesse de l’âme et la capacité à revenir sur ses choix, à accepter le changement plutôt que de s’y opposer.

L’un des plus grands défis de notre époque réside dans notre rapport à l’information. Il s’agit de retrouver l’équilibre entre faire et savoir (Na’assé ve-Nishma), en évitant le piège d’une sur-information qui conduit à la paralysie décisionnelle. Boissière souligne également la nécessité de transformer la colère en bénédiction (Tikkoun), en dépassant le ressentiment qui gangrène nos sociétés et en le canalisant vers une reconstruction positive. Enfin, la cinquième respiration, le sens (Ta’am), nous rappelle une vérité essentielle : le sens n’est pas une possession que l’on détient, mais une quête qui nous dépasse.

Dans Le Devoir d’Espérance, Yann Boissière ne se contente pas de dresser un constat alarmant d’un monde en crise. Il nous invite à ralentir, à cesser de courir, à regarder, à méditer, à nous relier et à aimer. Il nous rappelle que la spiritualité est notre véritable horizon, le seul capable de nous faire tenir debout face aux bouleversements de notre époque. Loin d’être une simple posture intellectuelle, cette démarche est un acte de résistance. Face à la surabondance d’informations, à l’épuisement du projet moderne et à la négation du temps, espérer devient un devoir. Un devoir non naïf, mais lucide, qui redonne à l’individu sa capacité d’agir et de penser un monde en quête de sens.