Si vous ouvrez la page Wikipédia du mouvement complotiste QAnon à la section « Origine, thèmes et méthodes », vous lirez : « Souvent, les messages de Q [le leader du mouvement] sont cryptiques et vagues. […] Ils sont écrits sous la forme de séries de questions énigmatiques, par lesquelles Q incite les Anons [ses adeptes] à faire leurs propres recherches. La brièveté et l’ambiguïté des messages ont une dimension ludique, les Anons étant invités à résoudre des énigmes […] en recourant aux procédés habituels de l’interprétation allégorique : correspondance entre une lettre (Q) et un chiffre (17), emploi d’un mot pour en désigner un autre, etc. »
Cela ne vous rappelle rien ? Sérieusement. Des gens qui se rassemblent pour discuter de l’interprétation à donner à des textes mystérieux ? Qui en font une exégèse compliquée, en jouant sur les mots et en y associant des nombres ? Cela ressemble quand même furieusement à un beit midrash [une maison d’étude traditionnelle], non ? Une sorte de vaste yeshiva en ligne, tendance kabbalistique, ouverte aux obsessionnels de la Guematria des cinq continents… En somme, la plus grande entreprise de havrouta du monde !
Rien d’étonnant à cela, me direz-vous, puisque complotisme et religion partagent dans une certaine mesure les mêmes objectifs : créer du sens à travers des récits, et tisser, entre ceux qui adhèrent à ces récits, un sentiment de communauté. Tous deux se fondent également sur la croyance de leurs adhérents en un certain nombre d’éléments par définition impossibles à prouver. Alors, le judaïsme serait-il un complotisme qui s’ignore ? Ou pire (serais-je à mon tour gagnée par le virus du complot ?), les Juifs comploteraient-ils à rendre le reste du monde complotiste, en initiant de pauvres gens désorientés à des techniques d’interprétation ésotériques, susceptibles de leur faire avaler tout et n’importe quoi ?
Rassurez-vous, il n’en est rien. Non, QAnon n’est pas né de l’imagination tordue d’un talmudiste en quête d’amusement. Et j’aurais presque envie de dire : dommage, on aurait bien ri ! Mais ce scénario, pour croustillant qu’il soit, demeure hautement improbable, car plusieurs éléments distinguent fondamentalement la pensée juive de la pensée conspirationniste, malgré les similitudes évoquées plus haut.
Pour commencer, le judaïsme n’est pas accusatoire. Il ne vise personne. Pas de bouc émissaire dans la Torah ni dans le Talmud – sauf le bouc émissaire originel bien sûr, celui qui a donné son nom à l’expression, et sauf peut-être Amalek, l’ennemi juré d’Israël, dont la Torah enjoint les Hébreux à effacer jusqu’au souvenir (Deutéronome 25,19).
Mais même l’opposition des Israélites à Amalek diffère du rapport qu’entretiennent les complotistes aux groupes et aux individus qu’ils blâment. D’abord parce que cette opposition n’est pas essentielle à l’identité juive, qui repose avant tout sur l’attachement à un Dieu unique et à sa Loi. Ensuite, parce que bien des commentateurs ont donné à Amalek le sens d’un ennemi intérieur : pour eux, Amalek serait le nom de nos propres turpitudes. Or cette capacité à voir en soi-même son principal ennemi est profondément étrangère au mode de pensée du complotiste, qui cherche obstinément à l’extérieur la source de tous ses maux. Si judaïsme et complotisme cherchent tous deux à expliquer le monde, ils le font donc de façon radicalement différente : le complotisme en imputant tous les malheurs de la Terre à un élément extérieur, le judaïsme en mettant chaque être humain face à ses responsabilités et à ses failles.
Deuxième distinction fondamentale : contrairement au complotisme, le judaïsme n’est pas prosélyte. Il ne cherche pas à convaincre des foules toujours plus grandes qu’il détient une vérité qui serait La Vérité. Il tolère d’autres visions du monde et d’autres façons de l’habiter. En fait, et c’est là un point essentiel, même au sein du judaïsme coexistent des avis divergents. Tous les rabbins, y compris au sein d’un même mouvement, ne sont pas d’accord sur la façon d’interpréter les textes, et c’est généralement considéré comme normal ! Cela fait même partie intégrante de la tradition juive, puisque le Talmud, texte fondateur, se présente comme une série de débats entre Sages, qui bien souvent n’aboutissent pas au consensus, mais au constat que deux opinions différentes peuvent cohabiter et être justes toutes les deux. Rien de tel dans la pensée complotiste, qui n’admet ni doute ni contradiction.
Enfin, une différence méthodologique de taille sépare la construction de la pensée juive de celle de l’idéologie complotiste. J’évoquais plus haut ce qui les rapproche : le goût pour les jeux de mots et l’association fréquente des lettres à une valeur numérique, à laquelle est conférée une signification. Oui mais voilà : les penseurs juifs ont toujours fait cela en suivant certaines règles. À l’exégèse sauvage à laquelle s’adonnent les complotistes à la sauce QAnon, l’univers rabbinique oppose rigueur et exigence formelle. L’exégète juif s’accompagne généralement d’un ou plusieurs maîtres qui le guident dans son exploration des textes, en s’appuyant sur des couches et des couches de commentaires, accumulés au fil des millénaires. Ce cadre, cette médiation, protègent dans une certaine mesure de la folie interprétative qui peut gagner les conspirationnistes, comme ils protègent, à l’inverse, de la phobie interprétative des fondamentalistes. Face à l’invasion des -istes en tout genre, peut-être est-il finalement notre meilleur garde-fou.