Brigitte Sion Le Messianisme constitue l’une des différences fondamentales entre Judaïsme et Christianisme. Comment cela se reflète-t-il dans le dialogue interreligieux ?
LH Tout dépend de ce qu’on entend par dialogue. D’autant que, si le messianisme nous divise, il nous réunit également: c’est une idée que nous avons en commun, quelles que soient nos différences d’interprétation. Au Moyen-Âge, nous n’avions pas de dialogue mais plutôt des disputatio. Les chrétiens, qui détenaient tout le pouvoir, utilisaient alors le judaïsme à leurs fins, convoquant les rabbins à de faux débats dont le vainqueur était déterminé à l’avance.
La modernité a changé cette donne par l’introduction de la laïcité. Avec le déclin du pouvoir de l’Église, le pluralisme religieux est devenu possible et la disputatio est devenue dialogue – dialogue qui toutefois advint en deux temps. D’un point de vue culturel, le monde occidental demeurait longtemps encore chrétien, de sorte que les juifs, quoiqu’ils fussent assurés de leurs droits civiques, continuaient de se sentir obligés de se justifier face au christianisme. À cette époque, les rabbins décrivaient souvent un Jésus prophétique, parfois même comme le plus grand des prophètes juifs. Ils cherchaient à démontrer la haute considération juive pour le christianisme mais s’arrêtaient net devant à la seule chose qui comptait réellement pour les chrétiens: Jésus comme Messie. Durant un temps, les missionnaires chrétiens continuèrent d’exhorter les juifs à reconnaître la messianité de Jésus et, à ce niveau-là, le dialogue (même privé du soutien du pouvoir chrétien) demeurait une disputatio.
Désormais, nous sommes dans une nouvelle ère; les juifs ne se sentent plus tenus de justifier leur existence et le christianisme se retrouve dans une position minoritaire, tout comme le judaïsme. Nous faisons face au même défi: essayer de comprendre comment la religion peut s’adresser à l’homme moderne.
BS Et comment la religion parle-t-elle à l’homme moderne, particulièrement du Messianisme ?
LH Il me semble utile de penser la religion, quelle qu’elle soit, comme une réponse à la « condition humaine », ce qui signifie pour moi les questions qui se posent à nous en raison d’une part de notre conscience (pourquoi de mauvaises choses arrivent-elles à des gens bien?), d’autre part de notre connaissance de la mortalité humaine (que se passe-t-il après la mort? quelle est la finalité de la vie? notre vie a-t-elle un sens?). Bien entendu, ceux qui souffrent de famine ou craignent pour leur vie n’ont pas le loisir de se poser ce genre de questions. Mais ceux qui sont assez chanceux pour se savoir à l’abri du besoin de nourriture et de sécurité ont le luxe de s’interroger. Si l’on considère que juifs et chrétiens sont également minoritaires et que les juifs n’ont plus à se justifier en termes chrétiens, nous sommes désormais en mesure de partager nos ressemblances et nos différences. De plus, avec l’augmentation des mariages mixtes, nous avons tous des parents chrétiens ou juifs ou les deux ou aucun des deux, de sorte qu’il devient naturel de tenir des conversations sur des sujets comme la promesse messianique (qui nous est pareillement centrale). Il me semble que la question devrait être: « En quoi le messianisme est-il une réponse judéo-chrétienne à la condition humaine ? ».
BS Que croit chacune des religions ? Existe-t-il des différences ?
LH Il y en a, à commencer par la chronologie: pour les juifs, le Messie n’est pas encore venu; pour les chrétiens, il est venu, en la personne de Jésus. Ensuite, la raison de la venue messianique: les juifs la voient comme la réponse au juste comportement des juifs collectivement, comme par exemple l’idée que le Messie viendra quand tous nous observerons Shabbat et aimerons nos voisins; pour les chrétiens, le Messie est un cadeau sans condition de la part de Dieu: nous sommes de tels pécheurs que nous ne pourrons jamais le mériter, donc Jésus est envoyé non pour sauver le monde comme un ensemble mais pour sauver chaque individu de ses péchés individuellement.
BS Le Judaïsme ne s’inquiéterait donc pas de la délivrance individuelle ? De la vie après la mort par exemple ?
LH Si, le judaïsme perçoit l’âme comme immortelle et d’ailleurs, traditionnellement, promet même la résurrection physique avec l’arrivée du Messie. Les juifs ont des approches très diverses de la mortalité humaine. Maïmonide les résume tout en disant: « On ne peut rien connaître de ces vérités avant qu’elles ne se produisent ». Partant, les juifs ne parlent pas autant du messie que les chrétiens; nous préférons avoir des conversations sur ce que nous devons faire pour mériter cette promesse messianique.
BS Le Judaïsme a-t-il quelque chose ou quelqu’un comme Jésus ?
LH Oui: la Torah. Parfois on me demande: « Quand le christianisme a-t-il commencé à devenir une foi séparée ? » La réponse est « quand ils ont cessé de lire la Torah et commencé à lire les Évangiles comme leur livre saint principal ». La foi en Jésus a remplacé la confiance en la Torah comme chemin vers le salut messianique. Les chrétiens se sont passés de la Torah. Figurez-vous que durant plusieurs siècles, certains chrétiens continuaient de se rendre à la synagogue et même à observer le Shabbat. Jean Chrysostome (347-407), évêque d’Asie mineure, prêchait encore en son temps contre cette sorte de « judaïsation ». Mais en règle générale, le christianisme a substitué au Shabbat juif le Jour du Seigneur, le dimanche, lorsque Jésus s’est élevé de parmi les morts, et remplacé Pessah par Pâques.
BS Comment les choses ont-elles évolué à ce jour ?
LH Avant tout, ni le judaïsme ni le christianisme ne sont monolithiques. La Réforme chrétienne (on célèbre cette année les 500 ans de la rupture de Martin Luther avec le catholicisme romain) a éclaté l’orthodoxie catholique en de nombreuses positions rivales. Un processus parallèle se produisit pour les juifs après que Napoléon les eut libérés des ghettos, lançant les bases de la réforme juive du XIXe siècle. Les chrétiens actuels ont bien des théologies christiques différentes, mais croient tous que, d’une certaine façon, Jésus fut le Messie dans lequel ils ont foi. Les juifs aussi interprètent le messianisme de diverses façons: souvent sans Messie personnel mais plutôt comme une ère messianique de paix universelle et d’harmonie. Mais nous croyons encore dans une vie de Torah pour justifier la délivrance messianique, quelle que soit la forme de cette délivrance.
BS Cela ne devrait-il pas être l’un ou l’autre ? Si les uns ont raison, alors les autres n’ont-ils pas tort ?
LH Pas nécessairement. C’était vrai à l’époque de la disputatio mais je pense nous avons besoin d’un regard neuf. Comme le dit Maïmonide, nul ne peut connaître ces réponses à l’avance. Il serait bon de reconsidérer la religion comme une imagerie grâce à laquelle penser plutôt que comme une source de vérités absolues vérifiables. Nos deux traditions répondent à la mortalité humaine par une même image: le messianisme. Ensuite seulement nous en envisageons différentes interprétations artistiques. Les chrétiens se situent dans une tradition artistique, les juifs dans une autre. J’aime à utiliser la métaphore d’une galerie d’art qui serait consacrée à la condition humaine, dans laquelle chaque religion possède son propre espace. Nous passons notre temps à redécorer nos espaces respectifs. Lorsqu’on redécore sa maison, on réaménage les meubles, on change les couleurs, etc. mais cela reste notre maison, avec les mêmes photos de famille sur les murs. Il en va de même des espaces religieux de la galerie d’art. À mesure que passe le temps, chaque génération remet ses vieilles traditions, ses coutumes, ses croyances même, au goût du jour. Mais l’espace lui-même demeure absolument juif ou chrétien. De temps à autre, on visite la maison de prière de l’autre ou on participe à l’une de ses cérémonies familiales (des chrétiens à la table du séder, des juifs invités pour le dîner de Noël). C’est comme si nous visitions l’espace de l’autre dans la galerie en disant: « Ah, vous faites comme ça? Intéressant ! ». Parfois aussi nous nous rencontrons pour un dialogue. C’est comme se rencontrer dans le hall de la galerie et partager nos expériences de décoration. Le dialogue religieux aujourd’hui, c’est partager nos visions communes de ces imageries du passé qui ont fait de nous ce que nous sommes.
BS Pourriez-vous donner des exemples concrets de cette imagerie ?
LH Bien sûr: la spiritualité par exemple. Tant les juifs que les chrétiens croient en la « grâce », l’amour de Dieu. Pour les chrétiens, la grâce est le don du Christ; pour les juifs, c’est le don de la Torah. La spiritualité chrétienne débute donc par l’imagerie [31] christique. La piété chrétienne implique de se concentrer, d’une façon ou d’une autre, sur le Christ, d’imiter le Christ dans sa vie quotidienne. Pour les juifs, la spiritualité, c’est l’étude de la Torah, la piété juive implique de se concentrer sur une vie de Torah, de vivre avec pour guide la sagesse de la Torah. L’Évangile de Jean (1:1-14) dit: « Au début était le Verbe et le Verbe est devenu chair (la personne du Christ) ». Comme je le dis à mes amis chrétiens, les juifs croient à la première moitié de cette affirmation, mais pas à la seconde. Pour nous, le Verbe reste le Verbe: la Torah. C’est comme si dans chaque espace de la galerie, nous avions une œuvre appelée « grâce » avec des images du cadeau suprême de Dieu. Les chrétiens visitent mon espace pour voir ce qu’est la grâce pour moi, je visite le leur pour voir ce qu’elle est pour eux. Les chrétiens se tiennent devant leur image et tentent de voir si leur vie ressemble à celle de Jésus, je me tiens devant la mienne en essayant de savoir ce que dit la Torah. On retrouve cette imagerie particulièrement dans le culte. Traditionnellement, la pièce centrale d’une église est l’autel, là où les chrétiens partagent l’eucharistie, « le corps et le sang du Christ ». Les théologies chrétiennes divergent sur ce que cela signifie, s’il faut le prendre littéralement ou non. La pièce centrale de la synagogue est l’arche qui contient la Torah. Les théologies juives divergent sur ce que signifie la Torah: ce n’est pas uniquement ce qui est dans les rouleaux mais aussi des siècles d’interprétation qui ont suivi. Pensons au messianisme comme une de ces images: nous avons des images différentes mais nous occupons tous la même galerie d’art et apprécions les images des autres comme des façons humaines différentes de donner un sens à la condition humaine.