C’était il n’y a pas longtemps, je devais subir une opération. On m’a un peu shootée pour que je me tienne tranquille et on m’a fait une anesthésie locale conséquente. D’abord j’ai entendu une agréable voix d’homme jeune me demander si je sentais quelque chose, je ne savais pas ce que je devais sentir, alors je n’ai pas répondu. J’ai noté que la voix n’était pas celle de mon chirurgien qui avait un très agréable accent italo-argentin. Je savais qu’il devait opérer avec un collègue, c’était donc le collègue, sa voix me convenait. Il y a eu des bruits d’eau, de liquide, puis une voix de GPS femelle a dit : « incision de x millimètres… infusion de… », la voix française a dit, « oui, tu coupes là, à droite », « Ici ? », a dit enfin mon Italo-Argentin, et je me suis détendue, ils ont murmuré pendant longtemps tout près de mon oreille, deux potes qui faisaient équipe, l’un guidant l’autre, le soutenant, de temps en temps il y avait un « bravo ! » et par moments, la femelle GPS disait « infusion » ou autre chose, sa voix n’a laissé dans ma mémoire aucun autre souvenir que le GPS d’une voiture. « C’est bientôt fini », a dit la voix française, puis l’Italo-Argentin a penché sa tête au-dessus de la mienne, à l’envers, des yeux noirs m’ont souri, « ça s’est très bien passé », a dit le charmant accent, « merci infiniment à vous deux », j’ai dit au pilote et au copilote.
Nous avons atterri, tout le monde a applaudi, comme toujours en revenant de Tel-Aviv, le copilote dans le cockpit a pris la parole, il a dit que le pilote quittait Transavia pour aller voler sous d’autres cieux après je ne sais plus combien de milliers de kilomètres et d’années de vol. Les applaudissements ont fusé dans la cabine et, en sortant, deux têtes de pilotes nous ont souri et souhaité bon séjour.
Humaines, si humaines, ces expériences, avec l’I.A. au service du bistouri, ou du décollage et de l’atterrissage et de mille autres tâches complexes où elle accompagne avec une intelligence servile l’intelligence humaine rebelle, imprévisible, joueuse, triste ou gaie, dont l’humeur marque le grain de la voix, ce premier objet de nos désirs et de notre mémoire oblitérée, un petit trou, un petit trou, encore un petit trou.
Mais avec l’I.A. nouvelle version ou ChatGPT, on franchit une étape de plus. IA vous écrit vos lettres d’amour ou de haine, vous fabrique vos photos de guerre ou d’émeutes sans envoyer aucun reporter sur le terrain, quel besoin de témoins, vous écrit vos séries télévisées, vos symphonies mielleuses et vos romans de gare qu’elle traduit dans les soixante-dix langues des soixante-dix nations, avec l’espoir que bientôt ce ne sera plus la peine de traduire parce qu’on sera tous safa ahat ou dvarim ahadim, « langue une et mots ou choses uns », comme à Babel.
Rentrez chez vous, photographes, scénaristes, illustrateurs, comédiens-doubleurs, écrivains, traducteurs, tous poinçonneurs des Lilas tels que vous êtes, occupez-vous de votre jardin, nous on s’occupe du reste. D’ailleurs, je me demande bien ce qu’il est devenu le poinçonneur des Lilas, comment il a occupé le restant de sa vie, a-t-il été heureux ou malheureux d’avoir quitté son petit strapontin, personne d’autre que le grand Gainsbarre n’a écrit sur lui.
Mais nous, les traducteurs, c’est saisonnier, plus ou moins à chaque génération, on annonce notre extinction. Désormais, direct du producteur au consommateur, sans passer par ces intermédiaires dont on ne sait pas trop de quel côté de la ligne ils sont. Périodiquement, il m’est arrivé de tomber dans un salon sur un de ces mâles blancs dominants, costard-cravate-pdg, agacé par mon métier. Ils m’ont toujours annoncé que bientôt ce serait fini, la machine traduirait mieux que moi et plus vite. C’étaient en général des spécimens humains monolingues et non lecteurs, des chasseurs à la Nimrod soucieux de se faire un nom, dédaigneux, humiliants, fascinés par l’innovation technique, projetant sur elle leurs phantasmes de toute-puissance. L’I.A. en fait partie. Je n’ai jamais rencontré de femme ennemie de la traduction, peut-être parce qu’elle est en permanence entre deux mondes, entre intérieur et extérieur, naturellement traduisante.
Ce métier si ancien qu’il figure sur les tablettes d’argile, est celui de « drogman », drgm, comme trgm, targoum, Torjman, tercüman, etc. Ils accompagnaient empereurs, pharaons et sultans, hommes d’affaires et bâtisseurs, marchands de grains et de bétail, et les aidaient à rédiger les traités de guerre ou de paix, les contrats de vente ou d’achat. On les craignait un peu, on ne savait pas trop de quel côté ils étaient, mais on ne pouvait pas s’en passer. À telle enseigne qu’à Istanbul où subsiste encore un somptueux Palais de France, ancien domaine français près la Sublime Porte, il y a une maison aux nombreuses chambres réservées aux nombreux drogmans, des Levantins qui traduisaient pour le sultan ottoman. Une maison de traducteurs avant la lettre, j’y ai séjourné au cours d’une résidence d’écrivaine.
Une jeune traductrice suisse, Camille Logoz, s’est mesurée à ses dépens à un logiciel de traduction pour traduire un traité juridique : c’était bluffant, désespérant, dit-elle. Une perte de temps et d’argent pour elle, une victoire pour le logiciel qui trouve à une vitesse vertigineuse le terme adéquat en langue de droit commercial, criminel ou constitutionnel. Sans parler des notices pharmaceutiques, catalogues de musée, traités d’architecture et milliers d’autres ouvrages techniques. Nous le voyons bien avec nos moteurs de recherche, ils nous affichent en un clic ce que nous devions aller chercher dans d’obscures ou célèbres bibliothèques à l’autre bout du monde. Soit. On dit que désormais, l’éditeur paiera le traducteur pour une rapide relecture de l’ouvrage signé IA. Soit. Il y aura quelques chômeuses et chômeurs, ils utiliseront leurs langues à d’autres tâches, plus intéressantes peut-être que la traduction servile de documents outils.
Mais chère madame IA, à nous deux maintenant pour une conversation cash entre professionnelles. Vous êtes sûrement capable d’ingurgiter plus vite que moi tous les romans en hébreu publiés en l’espace d’un an. Capable aussi de faire le tri entre fiction et non-fiction… encore que, je peux facilement vous coller là-dessus, les livres borderline, à cheval entre deux ou trois domaines, je ne sais pas si c’est votre tasse de thé. Ou plutôt si on a pu vous faire ingurgiter l’indécidabilité de certaines choses, c’est un problème de logique formelle. Ou l’imprédictibilité de certains énoncés, c’est un problème de sémiotique. Je fais ma savante, mais c’est parce que vous êtes tellement plus savante que moi. Mon petit cerveau humain a sans doute la capacité, mais pas le temps biologique d’ingurgiter aussi vite que vous les quantités de données que vous emmagasinez.
Je vous invite sur un autre terrain maintenant. Un jeune auteur est venu me voir un jour, Je veux que tu me publies, m’a-t-il dit. Je lui ai répondu : Écoute, j’adore tes nouvelles, mais on ne te connaît pas encore et les nouvelles, ça ne marche pas trop en France, écris un roman. Un ou deux ans plus tard, il est revenu et m’a dit : Ça y est, j’ai écrit un roman picaresque. Et il a sorti de sa besace une toute petite plaquette d’une soixantaine de pages en hébreu. Diantre. Je suis rentrée chez moi et je l’ai lu. Chère madame IA, vous qui êtes si savante, vous savez bien ce qu’est un roman picaresque, c’est long long et ça relate plein d’aventures d’un picaro, un chevalier errant. Don Quichotte de la Manche est, dans le genre, une parodie de roman picaresque. Mais ça, soixante pages, vous l’auriez choisi ? Vous l’auriez catalogué ? Où ? sous quelle rubrique ? Parce que moi qui ai lu et le Don Quichotte et La Colo de Kneller, j’ai tout de suite vu le rapport, voyez-vous, et j’ai ri, mais j’ai ri, sacré Etgar Keret je me suis dit, il nous a eus, ça va le faire. Va pour le roman picaresque. La suite est une success story. Vous savez faire ça, vous, des rapports entre des choses dissemblables, invraisemblables, hétéroclites, insolites ? Et d’abord et avant tout, vous savez rire, vous, madame IA ?
Bon, passons à la traduction maintenant. Rien que le titre, kaytana, colonie de vacances, centre aéré, vous auriez fait la kolo de Kneller, ces sons rigolos en français ? Cette Colo que vous auriez sans doute classée dans la rubrique « Loisirs » est en fait un monde utopique où se retrouvent des suicidés. Mais s’agissant de Keret, chère Madame, il ne s’agit pas non plus d’un traité de psychiatrie sur la dépression, c’est plutôt drôle et attendrissant. Il y a un bar où vont boire les trépassés, il s’appelle le « Bar Minan », ce qui en araméen veut dire « cadavre », mais aussi « Dieu nous garde ». Vous l’auriez appelé comment, vous, madame-je-sais-tout ? Moi, je l’ai appelé le « Mort Subite », comme la bière, ça m’est venu d’un coup et j’en ai ri de plaisir. Dans ce bar, il y a un Arabe, on lui demande comment il est arrivé à la colo :
– En faisant boum ! a-t-il répondu avec un sourire las, tout en faisant valser légèrement son cadavre déchiqueté. Ça ne se voit pas ?
– Wallah, en faisant boum, a répété Ari. Dis-moi, c’est vrai ce qu’on raconte, que chez vous, on te promet soixante-dix vierges baisables et nymphomanes ?
– On le promet, a dit Nasser, mais tu vois ce que ça donne, j’ai sombré dans l’alcool.
– Mon pauvre Nasser, alors tu t’es fait baiser a jubilé Ari.
– Wallah, a dit Nasser en hochant la tête
Et toi, qu’est-ce qu’on t’avait promis ?
Etgar Keret, La Colo de Kneller, Actes Sud, 2001,
traduit de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech