Le bouc émissaire est un phénomène universel, selon le concept remis très à la mode par René Girard dont la théorie corrobore les recherches psychologiques antérieures. Pour faire groupe, quelle que soit la taille du groupe, on a besoin de distinguer entre l’intérieur et l’extérieur, entre « nous » et « eux ». Il s’agit d’une étape indispensable de constitution d’une groupalité, qu’elle soit familiale ou nationale. C’est un mécanisme normal qui, fort heureusement, ne conduit pas toujours à des exterminations.
Mais quand le groupe se sent menacé, ce processus peut devenir catastrophique et se solder par l’extermination de ce bouc émissaire, désigné comme responsable du mal. Il y a l’idée sous-jacente que concentrer tout le mal sur un groupe ou un individu permet de conserver, à terme, l’unité des autres membres du groupe. C’est un phénomène que les juifs connaissent bien, qui ont été souvent désignés comme boucs émissaires, qu’il s’agisse de la peste, des calamités, du capitalisme, du communisme…
Ce mécanisme est toujours discriminant, mais pas nécessairement discriminatoire. On voit ça partout, à des niveaux quotidiens et « normaux », dans les cours d’écoles, les fêtes de famille, les relations de voisinage. Le différent et le semblable, le lointain et le proche, le « eux » et le « nous » sont des constantes du psychisme. Discriminer, accepter que tout n’est pas identique, est une tendance inhérente à l’humain, et c’est très bien. Mais lorsqu’on commence à figer les choses, à les essentialiser, ça déborde et ça peut être à l’origine d’un racisme ordinaire ; on le voit très bien dans nos sociétés d’aujourd’hui, à l’encontre des Roms ou des immigrés par exemple. Accepter cette essentialisation, c’est jouer avec le feu et ça peut, dans certains cas, dégénérer jusqu’à finir en génocide, comme en Allemagne nazie, au Rwanda ou en ex-Yougoslavie.
Le bouc émissaire biblique est un moyen qu’ont trouvé les civilisations pour endiguer la violence et l’agressivité. La violence, a minima symbolique, est à la base de la création des groupes. Dans le texte biblique, les grands prêtres disent : on va endiguer la violence en la détournant rituellement. Donc il y aura un sacrifice ritualisé et prescrit, qui pourra permettre d’éviter la horde primitive, les meurtres rituels, etc. Le bouc émissaire est une petite digue, une manière de laisser s’exprimer la volonté discriminante, de prendre en compte cette violence et cette agressivité fondamentales sans les nier – parce que lorsqu’elle est niée, la violence fait toujours retour – mais en les empêchant d’occuper tout le terrain. C’est une violence symbolique, au fond. Et le processus civilisationnel qui est toujours à refaire et toujours à maintenir, consiste à essayer de symboliser et d’endiguer cette violence par des principes, des préceptes et des rituels.
Aaron tirera au sort pour les deux boucs :
un sera pour l’Éternel,
l’autre pour Azazel
Lévitique 16 : 8
Le rite du bouc émissaire et la signification du mot Azazel sont parmi les difficultés les plus trou- blantes de la Torah : un premier bouc est sacrifié à l’Éternel comme offrande expiatoire, alors qu’un second est envoyé à Azazel ; ce n’est pas à proprement parler un sacrifice puisqu’il n’est pas égorgé par le cohen. De plus, le tirage au sort entre ces deux boucs indique qu’ils sont strictement équivalents.
Depuis toujours les exégètes discutent du sens du mot Azazel : s’agit-il du nom d’un lieu dans le désert, résidence des esprits maléfiques, ou du nom même d’un démon ? Comment la Torah pour- rait -elle prescrire une telle offrande alors qu’elle-même met en garde les enfants d’Israël quelques versets plus loin contre les offrandes aux séïrim (Lévitique 17 : 7), les démons-boucs du désert. Il n’est pas possible que la Torah prescrive une offrande qui remette en cause l’unicité du Dieu d’Israël, et cela le jour le plus solen- nel du calendrier, où le grand prêtre entrait dans le Saint des Saints.
Peut-être le nom d’Azazel masque- t-il une réalité presqu’aussi indicible que le tétragramme lui- même ? Si Dieu est la source des bénédictions, il est aussi celui qui laisse s’abattre les calamités. Le culte sacrificiel était encore enraciné dans une compréhension magique de l’univers et donc il nécessitait une offrande au Dieu protecteur d’Israël, mais également à son aspect plus sombre, capable d’envoyer une plaie destructrice sur ceux qui ne respectent pas sa loi.
Cette double potentialité de l’action divine est exprimée plus clairement par le second Isaïe qui, au retour de Babylone, affirme à la fois l’absolue unicité divine et sa compréhension de l’exil comme une rétribution résultant de la volonté de l’Éternel. « Je forme la lumière et Je crée l’obscurité, Je fais la paix et Je crée le mal, Moi l’Éternel, Je fais tout cela.» (Isaïe 45 : 7)
Au cœur de la liturgie des jours redoutables, le Ounetané Tokef, un piyout composé au Moyen âge, explique d’un côté les calamités par la rétribution divine, mais de l’autre il offre à l’être humain la possibilité de la rédemption et du pardon divin.
Léo Baeck et Martin Buber renversent la question ; ce n’est plus du côté de Dieu qu’il faut chercher l’origine de nos maux, même sous la forme de la rétribution. Pour Baeck c’est l’être humain qui a la capacité d’agir mal ; Buber, lui, ne semble pas concevoir le mal comme quelque chose d’existant mais plutôt comme la conséquence de l’absence du bien, du refus d’entrer dans une relation avec l’autre.
D’Azazel au Je-Cela de Buber, rien ne semble pouvoir assouvir notre désir de comprendre, et les fêtes austères sont pour nous l’occasion de poursuivre la réflexion. Une constante se dégage cependant à travers plus de trois mille ans de quête : c’est d’abord en l’être humain, en nous-même, que nous devons chercher le moyen de « réparer le monde ».
Pourquoi dit-on à Kippour le texte de la Torah sur le bouc émis- saire ? Ma réponse est en deux temps. On lit ce texte parce qu’il décrit le rituel de Kippour tel que l’a fixé la Torah en créant cette journée, pour expier le péché du Veau d’or, faute majeure s’il en est, vu les variantes infinies de l’idolâtrie qu’il symbolise.
On lit ce texte tout comme on lit le rituel de moussaf qui décrit ce que faisait le Cohen gadol (le Grand prêtre) ce même jour au Temple. Nous ne pouvons pas faire les choses comme à l’origine, on lit les textes qui les décrivent. Cela fait de nous un peuple du texte ou de la texture, au sens large du terme.
Alors pourquoi ce rite du bouc émissaire dans le Kippour des origines ? Sans doute pour rappeler et inscrire un vœu crucial : c’est sur l’animal qu’on doit transférer symboliquement les fautes, les ratages, les manquements ; et non comme d’habitude sur l’animal qu’on sacrifie mais sur l’animal vivant, qu’on envoie sans le tuer dans le Désert, le lieu de l’errance originelle (là où le peuple a erré parce qu’il n’a pas eu confiance dans la Parole). On l’en- voie au désert qu’il ne pourra pas traverser. En outre, il y a un tirage au sort, donc un effet du hasard : le prêtre tire au sort celui des deux boucs qui sera le bouc émissaire, celui qu’on ne tue pas, l’increvable pour ainsi dire, qu’on chargera des péchés du peuple pour l’envoyer au diable… Et l’autre bouc, on l’offre à Dieu en sacrifice, pour expier ces mêmes péchés. Mais l’émissaire doit faire savoir ailleurs (au diable, ou à qui veut savoir…) que le groupe connaît le manque, le péché, le désir ; qu’il est tout sauf innocent de ce côté-là. Ce bouc symbolise un moment existentiel où le groupe se reconnaît en faute et fait le vœu que ces fautes aillent au diable.
L’autre bouc est sacrifié pour garder le contact avec Dieu – c’est la fonction du sacrifice (korban, de karob qui veut dire proche).
Curieusement, on n’a retenu dans « nos sociétés » que l’effet bouc émissaire où une multitude s’échauffe contre quelqu’un (une personne ou un groupe) et s’identifie, elle, comme innocente.
Le but du Kippour est de se dégager de sa culpabilité. Les fondateurs ont bien compris que l’homme trop coupable est dangereux, y com- pris pour lui-même, et que sa tendance à transférer ses fautes sur le prochain est presque innée. Et c’est là une violence idolâtre, un sacrifice humain. La faute que l’on reproche à cette personne (et qu’en fait on projette sur elle) est celle-là-même qu’on commet en la sacrifiant. C’est bien pourquoi un groupe n’est pas lavé de sa faute quand il l’impute à un « bouc émissaire » humain.
Pour certains auteurs, la violence est d’abord celle qu’on exerce sur le bouc émissaire. C’est plus complexe : l’origine de la violence c’est l’entre- choc des symptômes, et notamment des narcissismes qui ne se supportent pas. Mais un penseur chrétien comme René Girard maintient que c’est le bouc émissaire ; sans doute parce qu’il est très marqué par le montage christique. Or le Sauveur des chrétiens n’a pas été un « bouc émissaire » ; les hommes n’ont pas projeté sur lui leurs péchés ; c’est lui qui est censé les avoir pris sur lui. En revanche, le peuple juif a souvent été pris comme bouc émissaire. Mais il a toujours pu traverser le désert ; à chaque génération.
Ajoutons qu’à Kippour, on ne fait que demander la grâce. Or le nom même de Juda signifie… grâce à Dieu.