Cinéma israélien : LE RETOUR DE L’ORIENT

Longtemps, on ne voyait sur les écrans israéliens que des figures Ashkénazes. Désormais, les « Orientaux » occupent une place significative dans la production cinématographique du pays. Et avec eux, d’autres« minorités » : homosexuels, Éthiopiens, Russes… Une tendance qui dépasse d’ailleurs largement le cinéma et infuse toute la culture d’Israël.

© Yosef Joseph Dadounewww.josephdadoune.net
SION 2006, un film de Yosef Joseph Dadoune. Ronit Elkabetz dans le rôle de SION. Avec la participation du Musée du Louvre, Paris
Courtesy: Artsource, Tel Aviv. Galerie Éva Vautier, Nice. Galerie ANNE+, Paris.

En trente ans, la représentation du héros dans le paysage cinématographique israélien s’est complètement transformée. Avant les années quatre-vingt-dix n’existe en Israël qu’une chaîne d’État, la culture qui s’y exprime est majoritairement ashkénaze et laïque (Ephraïm Kishon, Menahem Golan). Les personnages sépharades sont interprétés par des acteurs ashkénazes (Haïm Topol, Shaike Ophir) et on peut y voir un parallele au phénomène du black-face americain.

En 1993, la création d’Arutz 2, première chaîne privée, marque le début de la démocratisation de la culture. L’autre Israël, qu’on avait volontairement oublié, naît à l’écran comme un juste et logique retournement des choses. L’Israël des minorités, celui des femmes, des Sépharades, des immigrés, des homosexuels, des orthodoxes, des Arabes israéliens et des Palestiniens. En 1999, le cinéma est établi comme un art parmi les autres, grâce à la création du Conseil National du Cinéma et à une loi sur le financement des productions. Les écoles de cinéma se multiplient dans le pays.

Avec la seconde Intifada, l’idylle qu’Israël semblait avoir entamée avec le reste du monde via l’entrée dans la mondialisation (Mac Donald, MTV, Internet), l’aspiration à un « Nouveau Moyen- Orient » et l’espoir des accords d’Oslo vient se briser devant les condamnations internationales, la création du BDS et une série d’attentats sanglants. Le cinéma, reflet d’une société complexe en perpétuelle interrogation, englobe dès lors une critique sans complaisance de l’establishment et, lové en elle, un particularisme national assumé. Son message devient volontairement moins occidentalisant: on veut manger, parler, faire du cinema et de la musique différemment.

Zeev Revah s’y essaye dès 1994 avec son mélodrame populaire Un brin de chance, mais c’est un an après que les tabous tombent. Shmuel Hasfari, cinéaste ahskénaze, met en scène un scénario de sa femme, l’actrice d’origine marocaine Hanna Azoulay. Schrur (« maléfice » en judéo-arabe) est le premier film d’art et d’essai traitant de l’appartenance à la communauté marocaine dans sa dimension mystique. Long-métrage précurseur dont toute la distribution (sauf Guila Almagor) est sépharade, il a fait connaître Ronit Elkabetz au grand public. Icône militante du cinéma israélien comme Yaël Abecassis, Elkabetz réalise avec son frère Shlomi, une trilogie sur le com- bat des femmes sépharades en quête d’émancipation (Prendre Femme en 2003, Les 7 jours qui ouvrira la semaine de la Critique à Cannes en 2008, et Gett en 2013). Les acteurs et réalisateurs Moshe Ivguy, Nissim Dayan ou Moshé Mizrahi permirent eux-aussi à des générations de se voir représentées autrement ouvrant la voie à de nombreux cineastes sépharades.

Parmi les films portant la culture mizrahit [orientale] en étendard, on trouve Les trois mères (Dina Tzvi Riklis, 2006) sur le périple d’une famille juive égyptienne, La Visite de la Fanfare (Eran Kolirin, 2007), évoquant la place de la langue et de la culture arabe en Israël, ou encore La Ballade du printemps (Benni Torati, 2012), l’histoire d’un musicien tentant de reconstituer un légendaire orchestre oriental.

Parallèlement au pic démographique du début des années quatre-vingt-dix, un déplacement géographique s’opère au cinéma. Comme s’il était nécessaire de s’éloigner de Tel-Aviv, bulle ashkénaze et laïque. Maktub (Oded Raz, 2017) et The Unofficials (Eliran Malca, 2018) se déroulent à Jérusalem, la série Zaguri Impéria (Maor Zaguri, 2014) à Beer Shéva, Les Voisins de Dieu, à Bat Yam. Le passage en trente ans d’une chaîne à cinq (trois privées et deux publiques) accompagne ce déplacement vers une périphérie plus reelle où les héros se rapprochent des spectateurs par cette banalisation géographique.

Savy Gavison (Longing, 2017), Shémi Zarhin (Bonjour M. Shlomi, Aviva mon Amour), Nitzan Gilady (Wedding Doll, 2017), et Eliran Malca (Shababniks, 2016, The Unofficials, 2018) font partie de ces réalisateurs qui mettent en scène leur héritage avec fierté mais sans militantisme. Ils n’ont rien à prouver: leur « israélianité » est une évidence. D’autres minorités (russe, éthiopienne et même homosexuelle – voir la série documentaire HaMahapecha Hagea de Liran Atzmor, Gal Uchovsky et Alon Yamin, 2020) peuvent aujourd’hui s’identifier à eux. On a brimé, fait taire ou jouer les clowns tristes aux Mizrahim… désormais avec une production cinématographique multipliée par cinq en trente ans, les héros israéliens sont à l’image de leur société, majoritairement bruns, tannés, et parlant un hébreu naturellement teinté d’arabe. Longtemps boudé et rendu tabou, le sujet du retour à la religion est lui aussi clairement abordé: Les Voisins de Dieu, Avinu (Meny Yaish, 2012 et 2016), Mechila (Guy Amir and Hanan Savyon, 2019).

Cette « Orientalitude » retrouvée s’affiche également dans le domaine télévisuel : Fauda et sa fameuse unité de Mistaaravim du verbe hébreu « s’arabiser »! Téhéran et la menace iranienne nucléaire. Les espions israéliens sont en osmose avec la culture locale, maîtrisent la langue, adoptent les tenues, les coiffures et parfois même tombent amoureux de celui qui était l’ennemi (vaste sujet, la représentation des Palestiniens dans le cinéma israélien a fait l’objet de nombreux articles). La musique n’est pas en reste et mélange naturellement pop, sonorités orientales, hébreu et arabe. Côté cuisine, les restaurants de chefs israéliens se multiplient dans les capitales occidentales.

Aujourd’hui en Israël, lorsqu’un scénario traite d’autre chose que de minorités, les directeurs de production préferent généralement les refuser. Ils seraient moins vendeurs parait-il… Comme si, à force de se battre contre les vieux stéréotypes, on en créait de nouveaux. Certaines actrices (Hadass Yaron, Shira Haas) se voient désormais confinées aux personages ultra-orthodoxes.

Reste à savoir si l’ “orientalitude retrouvée” constituera un jour un facteur de rapprochement entre Israël et ses voisins.

Cet article est Inspiré d’une conversation avec Avner Shavit, docteur en cinéma, Paris, Sorbonne.
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