La mahloket – ce mot conviendrait certainement à notre dessein, celui de créer une nouvelle plateforme capable de remobiliser les jeunes intellectuels juifs autour d’un projet au sein duquel se feraient entendre des voix multiples, voire contradictoires ou même hétérogènes. En effet, notre idée est précisément de créer un lieu où la multiplicité des positions philosophiques, politiques, religieuses, éthiques peuvent, non seulement s’échanger, se partager ou se discuter, mais aussi se confronter dans toutes leurs différences et leurs diversités. Et ce afin de produire d’inédites hypothèses où se tisseront les conditions de possibilité d’une rencontre renouvelée entre juifs et non-juifs dans la société française contemporaine. C’est là notre enjeu principal : redonner aux juifs français la possibilité de se réengager pleinement dans le débat d’idées, à la fois entre eux ainsi qu’au sein de la société. Le Séminaire René Cassin entend précisément relever cet enjeu et déployer une telle plateforme destinée à revivifier le questionnement critique et animer le débat informé autour des thématiques et des inquiétudes affectant la vie juive dans toute sa diversité et par là même arriver à proposer des pistes où juifs et non-juifs en France, ainsi qu’en Europe, peuvent s’engager ensemble. D’où notre question : comment, à partir de quel lieu, depuis quelle « position » retrouver le rôle du questionnement critique face aux discours dominants de notre actualité ? Ou encore, comment, à partir de quel lieu, depuis quelle « position » repenser le débat intellectuel en une époque où la démocratie et ses institutions se voient profondément malmenées par tant de « crises » qui lui semblent si difficilement résolubles ?
C’est là une question complexe. En même temps qu’elle nous anime, il est compliqué de lui apporter une réponse concrète et ainsi de la conjuguer avec une action décisive. Et ce parce qu’elle entend nous éveiller à la mahloket… Elle cherche, cette question, à nous engager dans cet incessant et perpétuel questionnement de toutes les positions établies et déterminés, de tous les présupposés communément admis. Ainsi nous ne saurions nous satisfaire de résolutions fixes ou de déclarations tranchées. Et c’est là toute notre difficulté : penser et agir dans un contexte contemporain structuré par la technique, le médiatique, l’économie mondialisée qui requièrent de nous d’aller « droit au but » ainsi que de tout ramasser dans des affirmations assurées et réglées d’avance. Or nous cherchons précisément l’autrement que cette course à l’assurance normée par la simplicité, la facilité ou encore l’immédiate compréhension. Nous recherchons, en ce sens, l’éveil d’une complexité et d’une complexification des questions posées, des réponses offertes au regard des thématiques actuelles.
Il est manifeste que notre contemporanéité est traversée par des « crises » dont on voit difficilement d’où peuvent advenir les possibilités d’y mettre fin et de les outrepasser – « crises » environnementale, économique, politique, intellectuelle, éducationnelle, sociétale, religieuse, etc. Nous sommes – tous en conviendront – assaillis de « crises » au point où, loin de se résorber, elles ne semblent au contraire que s’accentuer, s’aggraver, s’approfondir. Or l’un des motifs récurrents de ces multiples « crises » et donc l’une des raisons de leurs puissantes proliférations, serait peut-être ce profond et indéracinable désir ou fantasme de réconciliation : avec soi-même, avec les autres, avec l’histoire, avec le monde, etc. Il nous faut donc se demander si les « crises » actuelles n’émanent pas de cet attrait démesuré pour la réconciliation – attrait pour le « dernier mot », pour le « mot de la fin », pour la prétention d’en arriver à la réponse capable de tout saisir, de tout comprendre, et de tout régler. Ne devrions-nous pas, précisément, questionner sans relâche, afin peut-être de s’en départir, ce fantasme de réconciliation, d’unité, de concorde et de communion – autant de modalités étouffant la possibilité même de l’inventivité, de la recherche de pistes nouvelles pour repenser nos histoires, nos langues, nos traumatismes ainsi que nos avenirs en une « entente » non-encore déterminée, formulée ou consacrée.
Nous disons bien « peut-être s’en départir » et non pas « rompre ». Car nous comprenons fort bien d’où provient le principe de réconciliation et d’où il tire sa sève : l’humain aura toujours eu et demain aura encore besoin de se sentir appartenir à un ensemble, une communauté, une identité d’appartenance, une histoire qui dépassent sa finitude existentielle. Nous ne cherchons pas, et ne voulons pas non plus simplement s’opposer à cet idéal à la fois légitime et nécessaire au « vivre-ensemble ». Mais peut-être aujourd’hui l’humain se doit-il d’engager autrement son rapport au temps afin de donner toute sa chance à la diversité, à la multiplicité, à l’irréconciliable différence de questionnements et de positionnements. Et ce non pas parce que la réconciliation serait le lieu de tous les maux, mais parce que cette idée n’est pas sans accuser, et aujourd’hui plus que jamais, une indéniable fatigue, voire une usure certaine. Se réconcilier avec « notre » identité, « notre » histoire, « notre » communauté, ce sont là autant de réflexes généralisés et qui, nous le craignons, engagent trop souvent tout le contraire de ce qu’ils prétendent amener. Ils pourraient entraîner, selon nous, un essoufflement de l’identité bien plus que sa revivification. Et pourraient mener – comme c’est souvent le cas d’ailleurs – à cette neutralisation de l’identité dans l’« être-bien-dans sa peau », dans la simple bien-pensance, voire dans le refoulement facile de la complexité de l’histoire. Or c’est par cela que nous sommes peut-être minés. D’autant plus que les retours et les « revenances » de ces refoulements peuvent s’avérer bien plus déstabilisants pour l’identité que les événements qu’elle s’appliquait à réprimer dans la prétention, parfois la nécessité, de se réconcilier avec soi-même. En ce sens, il est aujourd’hui grand temps, face à cette dérive neutralisante de la pensée, de réhabiliter le questionnement dont le geste creuse à la fois la réflexion et l’engagement, et en ce qu’il les creuse, les portent à continûment devoir se redéfinir et se reformuler toujours singulièrement sans se blottir dans les rets apaisants, mais mortifiant aussi, de la réconciliation.
C’est pourquoi, au-delà de la réconciliation, nous cherchons à travailler et à radicaliser le questionnement critique. Et c’est ainsi que nous avons conçu le Séminaire René Cassin. Tel un espace qui se doit d’animer la pensée par-delà le désir ou le fantasme millénaire de la réconciliation, par-delà cette exigence ô combien usuelle, commune, ordinaire, d’en arriver à tout prix à un accord mutuel ou à une conciliation réciproque. Car ce que nous souhaitons engager se doit de se tenir au plus près du « ne rien escompter d’avance », et cherchera au cœur de chaque question singulière, à inciter à une inquiétude inassouvissable en recherchant à multiplier les pistes, les propositions, les ouvertures. Cela demandera du temps et de la lenteur et nous commandera une certaine prise de risque – celui de s’exercer à une autre temporalité, comme le disait Levinas, une temporalité de la lenteur qui n’assure nullement des avantages ni des succès immédiats mais s’exposera aux paroles singulières traversant nos vécus à la fois et indissociablement juif et français, juif et européen, au croisement des judéités et de l’universel.
Nous chercherons à montrer que le questionnement, la nuance, la complexité, la lenteur ne signifie nullement fuir l’espace public. C’est tout le contraire ! Ce que nous requerrons avec la fondation du Séminaire René Cassin, c’est de proposer un lieu au cœur de l’espace public depuis lequel peuvent se déployer les différends et se multiplier les singularités d’expressions. Un lieu où les paroles prendraient sur elle ses propres hésitations tout en n’hésitant pas à exercer une méfiance critique quant à l’impatience de certains, cette impatience qui cherche à clore les débats ou en finir avec le questionnement. C’est dans cet esprit de la mahloket que nous avons relancé, sous l’égide de la Fondation du Judaïsme Français, le Colloque des Intellectuels Juifs de Langue Française et, à sa suite, fondé le Séminaire René Cassin. En effet, nous avons voulu que ces deux instances soient le lieu concret d’un questionnement multiple, ouvert, chaque fois éveillant les singularités du débat en suspendant, voire en interrompant cette propension à la réconciliation. Nous faisons ainsi le pari de l’avenir où, avec un groupe de jeunes intellectuels engagés, motivés, dédiés, pourra se redéfinir un tout autre rapport entre les singularités de nos vécus et se reformuler l’universel auquel nous tenons et auquel nous ne pouvons pas ne pas tenir.
Renseignements et inscriptions : www.fondationjudaisme.org