On l’a tous eu, ce bout de tissu déchiré, cette peluche en lambeaux, cette poupée désarticulée que nous ne voulions jamais quitter. Le doudou, quoi de plus universel ? À travers le conte pour enfants du Schmat doudou, Muriel Bloch nous en offre une preuve éclatante puisque son succès a largement dépassé nos frontières, s’exportant jusqu’en Corée. Pourtant, comme son nom l’indique d’emblée, ce doudou-là vient bien de quelque part: il est même solidement ancré dans la culture yiddish. Et partout où elle raconte son histoire, Muriel Bloch tient toujours, m’a-t-elle dit, à préciser son origine – comme elle le fait au demeurant pour tous les contes de son (vaste) répertoire. Alors, qu’est-ce au juste que ce schmat doudou, en quoi est-il juif et quel message universel peut-il bien porter ?
Ce doudou, c’est celui du petit Joseph. Il l’a reçu de son grand-père à la naissance, et il l’aime beaucoup: il l’aime même tellement qu’en grandissant, il refuse de s’en séparer, au grand dam de sa mère qui aimerait pouvoir s’en débarrasser. Pour permettre à son petit-fils de le conserver malgré tout, son tailleur de grand-père va le découper, le coudre et le recoudre année après année: de son état initial de couverture, le doudou va devenir petite veste, puis cravate, puis mouchoir de poche, puis simple bouton en tissu… et puis plus rien, plus rien du tout, juste l’histoire qui en reste. Cette histoire, justement, nous enseigne deux leçons, à la fois très juives, et de portée très universelle.
La première leçon s’énonce en trois mots qui pour- raient être tirés d’un manuel de décroissance: « less is more ». Au fur et à mesure que son doudou rétrécit comme peau de chagrin, Joseph ne s’en attriste pas, bien au contraire: loin d’en réclamer un nouveau, il y demeure toujours aussi attaché. Au lieu de le remplacer, son grand-père le recycle, et le petit garçon s’en voit ravi. Pourquoi ? Tentons une hypothèse simple: précisément parce que ce bout de tissu lui vient de son grand-père adoré. Ce que nous dit le schmat doudou, au fond, c’est que ce qui compte dans nos objets, et en particulier dans ceux qui nous sont transmis, ce n’est pas tant leur possession que la relation qu’ils symbolisent, et en particulier la relation à nos êtres chers. Et cette relation peut se matérialiser par une simple étoffe, ou même, quand on en vient à bout, simplement par une histoire.
Ce message-là, à rebours du matérialisme triomphant de ces dernières décennies, a une portée toute particulière en une période où l’on constate plus que jamais l’impact catastrophique de la société de consommation sur notre environnement – et c’est sûrement parce qu’il touche juste sur ce point que le schmat doudou a connu un tel succès. Mais cette idée est en fait présente dans la réalité juive depuis des siècles. Les Juifs se transmettent rarement des châteaux, mais des livres et des tissus, souvent (un tallit, une robe de mariée…). Et pour cause: cela tient plus facilement dans une valise que des vieilles pierres! Au gré du temps et des exodes, le peuple juif a ainsi appris à ne faire tenir son héritage qu’à un fil… ou plutôt deux : celui du texte et celui du textile.
Mais cet allègement de l’héritage n’est pas seulement une nécessité pour survivre, une condition de notre résilience. C’est aussi le chemin de notre liberté, et c’est là la seconde leçon du schmat doudou. Ce que nous dit son rétrécissement progressif et quasi-magique, qui permet à Joseph d’accéder peu à peu à l’âge adulte en s’adaptant à ses nouveaux besoins, c’est qu’il est bon que notre héritage nous accompagne, mais que pour devenir de véritables mensch, nous devons apprendre à nous en libérer. Que, finalement, l’éducation ne vaut que si elle permet l’émancipation. Cette idée-là est elle aussi à la mode – en témoigne le succès des écoles Montessori et des pédagogies actives en tout genre. Mais là encore, rien de nouveau sous le soleil de notre tradition. Abraham, le premier, n’a-t-il pas rompu avec son père pour tracer son propre chemin ? Le mot même d’« hébreu », ivri, ne parle-t-il pas de passage, de transition ?
Surtout, nos sages eux-mêmes ne passent-ils pas leur temps, précisément, à recycler nos textes ? À les découper, les coudre et les recoudre, pour faire du neuf avec du vieux ? En cela, leur étude se rapproche étrangement de l’art du tailleur… mais aussi de celui du conteur car, selon les mots de Muriel Bloch, « raconter, c’est tisser les histoires », et bien souvent en repriser d’anciennes pour leur donner une seconde vie. C’est dans la recherche de cette seconde vie-là, à la fois ancrée dans un héritage millénaire et porteuse de liberté, que tailleurs, conteurs et rabbins se rejoignent pour tisser ensemble une éthique juive du recyclage. Alors, prêts à vous y mettre ?