Stéphane Habib
En reprenant vos livres, Le dernier des sionistes et Vivre avec nos morts, il m’a semblé que quelque chose se jouait dans vos titres. D’abord une résonance très forte entre les deux, parce qu’évidemment, je crois que la mort ne peut pas ne pas résonner dans le mot « dernier ». « Le dernier des sionistes » laisse entendre, mis à part toute l’équivoque reprise dans le titre de Derrida Le dernier des Juifs, c’est-à-dire en français une locution qui veut dire le pire des Juifs et aussi celui qui reste, structuralement peut-être ce qui est en jeu avec le sionisme, la question des morts, de la vie/la mort, de cette inextricabilité entre la vie et la mort. Et justement aussi dernier ou vivre avec nos morts comme la grande question de l’héritage, comment on hérite et ce que c’est qu’hériter quand on parle du sionisme. Et là, il n’y a pas de hasard.
Les premiers mots de Raphael qui sont la dédicace à son fils : « À mon fils Ilay, avec l’espoir que tu connaisses un jour le pays pacifié dont je rêve pour toi. »
Et les derniers mots de Delphine parlant de son fils : « Vingt-cinq ans plus tard, je regarde mes enfants grandir en France et j’entends mon fils me parler une langue que je reconnais, celle qui emprunte à tant de langages et porte en elle des sédiments de l’Histoire, il me parle d’Israël et de sa volonté de partir y vivre un jour, je l’écoute en silence, je souris en pensant à un amour perdu dont il a retrouvé la trace, à un rêve presque mort qui a survécu en lui, à la façon dont ce qu’on croit presque disparu peut renaître ailleurs. Béni sois-Tu, Éternel qui fais revivre les morts. »
J’ai trouvé qu’il y avait entre ces mots non seulement des résonances très fortes, mais peut-être aussi quelque chose qui est de l’ordre de vos différences dans le rapport à Israël et au sionisme. Différences qui tiennent peut-être aussi à vos situations particulières, c’est-à-dire Delphine qui êtes partie en Israël pour en revenir au moment très particulier de l’assassinat de Yitzhak Rabin, et Raphael qui êtes israélien.
Delphine Horvilleur
Je n’avais aucune intention d’écrire sur le sionisme quand j’ai entrepris ce livre sur les morts. Je n’avais pas l’intention de parler d’Israël mais cela s’est imposé à moi parce qu’il y a pour moi un élément du deuil impossible de Rabin dont j’étais obligée de parler. L’image qui me venait à l’esprit, c’est que quand on arrive à Jérusalem, on doit traverser d’abord les vallées de tombes blanches. Et bien des gens viennent se faire enterrer à Jérusalem, ce qui a toujours été surprenant pour moi parce que j’en ai été témoin au moment où je venais, étudiante, y construire ma vie. Et je me demandais si Israël était un lieu de vie ou un lieu où on vient mourir, en attendant le messie.
Le soir de la mort de Rabin, j’ai compris que mon sionisme et celui de l’assassin de Rabin ne pouvaient peut-être plus porter le même nom. Votre livre m’a parlé notamment parce que vous débutez sur cette question du nom et du terme. Je ne suis pas prête, en aucune manière, à renoncer au terme, même si j’ai conscience qu’il y a peu de mots dans mon vocabulaire qui font l’objet d’un tel malentendu que le mot sionisme.
Raphael Zagury-Orly
J’ai un rapport très particulier à Jérusalem, notamment parce que j’ai été membre de la direction de l’École des Beaux-Arts de Bezalel ce qui m’amenait à me rendre à Jérusalem plusieurs fois par semaine. J’y dormais régulièrement. C’est une ville que je connais bien, qui m’a beaucoup travaillé, en tant qu’enseignant et citoyen. C’est la ville du plus d’un par excellence. J’ai toujours pensé que le sionisme se devait d’entretenir un autre rapport à Jérusalem, et surtout ne pas l’abandonner au religieux. Je dis souvent que la gauche a abandonné la religion aux religieux – c’est une énorme erreur – et le peuple aux nationalistes. Jérusalem est devenue aujourd’hui le haut lieu du nationalisme-religieux. Ce qui représente, pour moi, une essentialisation du lieu lourde de conséquences complexes, et politiquement très problématiques, pour ne pas dire désastreuses.
Quant à ces Juifs de la diaspora qui viennent mourir en Israël, j’ai été élevé dans la culture sioniste de base, ben-gurioniste, pour ainsi dire, dans laquelle il fallait vivre et survivre.
Il fallait être fort. Il fallait, d’une certaine manière, surmonter la mort, surmonter les traumatismes et persévérer à tout prix. Pour cette culture, il demeurait profondément incompréhensible que des Juifs viennent en Israël pour y mourir. Israël pour nous signifiait tout le contraire qu’un lieu pour mourir. C’était un lieu où l’on venait pour vivre et survivre, c’est-à-dire construire et bâtir. Aujourd’hui, j’entretiens un autre rapport au passé, à l’histoire, aux traumatismes, à cette volonté sioniste de vouloir ou de prétendre surmonter la mort et de survivre à tout prix. Je vois aujourd’hui donc d’une autre manière ces gens qui veulent venir « mourir en Israël ». Ce souhait d’élire Israël comme dernière demeure vient compliquer le discours sioniste. Cette situation devrait obliger le sionisme, voire même le commander, à penser un autre rapport à la mort ou à la sépulture que celui du travail de deuil impliquant la mise au passé.
SH Cela me fait penser à cette question abyssale de Derrida : pourquoi la nationalité qu’on nous prête est celle du pays de notre naissance et non celle du lieu où l’on meurt. Parce que dans ce dernier cas, cela signifierait que tout le long de l’existence, de ce qui sépare la vie et la mort, on n’est jamais chez soi.
DH C’est éminemment biblique puisque dans la Bible, la seule acquisition territoriale est l’achat d’une tombe. On acquiert un territoire pour enterrer ses morts, on n’a pas besoin de propriété quand on est vivant mais on en a besoin quand on meurt.
SH Il y a quelque chose de toujours mortifère dans un chez-soi qui serait définitif puisque c’est ce qui arriverait avec la mort qui donnerait une nationalité. Et d’un autre côté, c’est un point que tous deux vous discutez à l’intérieur du mot sionisme : vous dites la nécessité d’une mémoire de l’exil à l’intérieur d’une installation. En même temps qu’on s’installe, on ne peut pas croire à l’installation sur un plan fixe et figé, il faut une mémoire de l’exil dans cette impossibilité (ou cette perte politique) à croire en un chez-soi permanent.
Si votre sionisme, Delphine, ne peut pas être le même que celui de l’assassin de Rabin, cela tient sans doute aussi à cette inquiétude, à ce vertige à l’intérieur de la question de la propriété.
RZO En ce qui me concerne, et à l’égard de ce mot de « sionisme », je veux éviter de dire que mon sionisme n’a rien à voir avec celui de l’assassin de Rabin. C’est aussi le sionisme qui a produit l’assassin de Rabin. Évidemment, il y a des sionismes, et je ne dis que ça, comme il y a des judaïsmes, et je ne dis que ça. Mais c’est bien au sein de mon pays qu’a surgi l’assassin de Rabin. Et donc, c’est une certaine culture politique dans mon pays qui a produit cette forme monstrueuse de sionisme. Or je pense que pour engager une confrontation politique avec l’assassin de Rabin, il faut regarder en face l’histoire du sionisme dans son intégralité, ce qu’il a ouvert de chance tout comme ce qu’il a produit de pire.
Ensuite, et cela tient à un rapport à la tradition, à l’histoire, à une forme de nécessité d’incessamment revenir et de reprendre notre passé : je ne veux jamais abandonner les termes. Je pense qu’il ne faut pas ne plus dire modernité, ne plus dire humanisme, ne plus lire Heidegger, etc. Il faut lire et relire les textes du sionisme. Je risquerais ici un certain paradoxe qu’il faut pouvoir affronter et à partir duquel il faut pouvoir inventer : tout garder des textes du sionisme et ne rien garder des textes du sionisme. Je travaille au cœur de ce paradoxe. Par ailleurs, et puisque mon livre est un livre très politique qui s’inscrit dans le contexte singulier d’Israël et de l’israélité, le terme sionisme est et demeure pertinent et signifiant. Les Israéliens ne sont pas prêts à abandonner le terme sionisme, pour le meilleur et pour le pire. Je le garde malgré tous les abus et toute la dérive actuelle, malgré toutes les accusations d’antisionisme internes et de trahison que l’on voit apparaître de plus en plus.
DH Les accusations de traîtrise sont en effet omniprésentes dans la politique israélienne.
RZO Omniprésentes, oui, et je pense qu’en dépit de cette omniprésence, il faut continuer à se référer à ce terme, sionisme, à le travailler, le réfléchir, le faire fléchir et, à le réinventer.
DH Je trouve extrêmement intéressant que vous disiez que votre sionisme israélien a à voir avec l’assassin de Rabin. Mais mon sionisme à moi n’est pas un sionisme israélien, c’est un sionisme de petite fille de Diaspora. Quand je suis arrivée en Israël avec mon rêve sioniste, il était chargé d’un autre langage, il n’était pas celui de Ben Gurion, ce n’était pas un sionisme de la survie mais j’étais dans un sionisme qui quittait les tombes de l’Europe, un sionisme qui quittait le lieu de mort de l’Europe.
SH C’est très important parce que vous discutez tous deux de ce point-là : l’interrogation du sionisme qu’on pourrait appeler sionisme du refuge.
DH C’est-à-dire que j’étais dans le sionisme de la Hatikva [l’hymne israélien] qui dit « mon regard vers Sion observe », ce qui implique nécessairement de ne pas y être. C’est fou qu’Israël ait choisi un hymne qui raconte que la position depuis laquelle on parle du sionisme est loin de Sion. Il s’agit toujours de se mettre dans une position qui n’est pas la sienne. Toute la question du sionisme est « d’où on parle ? » : on ne peut pas parler de la même manière si on a une expérience diasporique ou si on a fait comme si on n’en avait pas eu.
SH Dans un récent entretien à Libération, Raphael, vous dites : « Je n’ai qu’un seul pays, Israël, mais il n’est pas qu’à moi ». Depuis le début de cet entretien, vous avez chacun utilisé l’expression mon sionisme. Mais alors, c’est le même en différence. Le fait est que dès lors qu’on parle du sionisme, l’appartenance – appartenance dans la langue mais aussi de et dans la chose même – est impossible. On voit bien que la propriété, et même le possessif dans la langue, est tout de suite inquiété.
RZO Je commence par dire « Je n’ai qu’un seul pays », donc j’affirme une identité des plus stables, un attachement des plus forts, un presque-nationalisme. Je n’ai qu’un seul pays… mais ce pays, que j’aime, auquel je suis viscéralement attaché, n’est pas qu’à moi. Cela revient, dans et par le détour par l’idée centrale du sionisme, à la tension interne au judaïsme entre Eretz Israel et l’exil.
Je tente de problématiser le simple attachement au lieu et les fantasmes de l’exil. Je me sens toujours très mal à l’aise dans ce débat qui somme de choisir entre l’un et l’autre, entre Juifs chantres de l’exil et sionistes repliés sur le lieu. C’est pourquoi je tente de le compliquer et de penser l’un dans l’autre, l’un inlassablement contestant l’autre. Tout en affirmant mon attachement, je tente chaque fois d’y introduire des complications qui sont avant tout d’ordre politique. Mais je tiens à le dire : j’ai une identité, j’ai une langue, nous avons une langue et une culture ; certes, celles-ci ne sont jamais fixes ou fixables, car elles sont redevables de l’histoire, des histoires, de l’histoire et des histoires de la ou des judéités, mais – et cela demeure aussi ancré dans notre histoire – ces histoires constituent encore le sionisme. Pourquoi est-ce je travaille au cœur de ces paradoxes où je tente à la fois de penser l’identité et la désidentité, pour ainsi dire ? Car je maintiens que ce paradoxe constitue le nerf de ce qui se joue dans le politique en Israël, et plus particulièrement au cœur de ce qu’on entend ou de ce qu’on peut encore entendre dans le nom de sionisme. Autrement dit, ce paradoxe est opérant dans tout ce qui peut émerger de négociation politique ou d’accommodement pragmatique en Israël, et entre Israël et les Palestiniens.
J’ai évidemment le plus grand respect pour votre « sionisme de diaspora », Delphine Horvilleur, mais j’avoue un certain attachement et une sympathie pour une forme, parfois brutale, de sionisme israélien. Je m’explique : Israël est aussi le lieu où on ne doit pas toujours se rapporter ou se référer au judaïsme. C’est le lieu où, pour ainsi dire, l’on peut, un temps, suspendre le référent « judaïsme ». Et cela est aussi d’une importance capitale. Alors qu’Israël est aujourd’hui rattrapé par une certaine obsession diasporique du judaïsme, j’entretiens une certaine sympathie pour cette veine du sionisme classique qui cherchait à se libérer du judaïsme, ou en tout cas, à se libérer de l’obsession du judaïsme. Cette mise entre parenthèses du judaïsme dans le sionisme classique ne signifiait pas un abandon du judaïsme, mais sa réinterprétation possible, ou encore, sa retraduction. Ce mouvement, cette transition, cette métamorphose me touche tout particulièrement en ce qu’il nous engage aussi vers l’éclosion de diverses possibilités politiques et religieuses.
DH Je suis interpellée dans votre livre quand vous confrontez l’ultranationalisme au lyrisme de l’exil. Je suis d’accord avec vous : le lyrisme de l’exil nous condamne à être toujours l’autre de l’Histoire et on ne peut pas être que l’autre de l’Histoire, on a bien vu où ça nous mène. En même temps, mon expérience israélienne m’a parfois conduite à avoir l’impression que certains Israéliens se croient « le même ». Le danger de la nation est d’oublier l’autre et de devenir « le même ». Votre démarche permet de penser ce qu’Israël permet au judaïsme, de ne pas être que l’autre, et ce que la Diaspora ou le souvenir de l’exil permet à Israël, c’est de n’être pas que « le même ».
RZO Sur la question du même et de l’autre, je vous suis, mais à côté de ça, j’essaie de développer l’idée du sionisme comme déconstruction. Israël, malgré son hégémonie, malgré sa volonté de s’affirmer comme nation, est extrêmement précaire. Israël se déconstruit incessamment lui-même aussi. Israël et le sionisme sont ainsi perfectibles. Le sionisme n’est pas qu’un mouvement hégémonique : il y a de la précarité dans l’histoire du sionisme et à l’intérieur même du sionisme. Cette précarité est-elle juste le fait de la diaspora, de l’histoire exilique du judaïsme ? Je n’en suis pas certain. Je pense qu’il y a quelque chose à l’intérieur de la volonté de s’affirmer qui engage aussi des formes de précarité, des modalités d’instabilité et de fragilité.
DH Il y a cette expression israélienne qui dit qu’il « ne faut pas être un frayer », c’est-à-dire un looser, un pigeon, le dindon de la farce. Cette expression m’a toujours fascinée parce que souvent dans la culture juive de diaspora, on est toujours frayer, toujours ceux qui se font avoir.
RZO Les gens traumatisés sont rarement gentils. Il ne faut pas s’étonner qu’Israël aussi soit parfois violent et ait envie de taper et de rendre des coups. Mais les Juifs de la Diaspora ne sont pas uniquement des gentils ou des frayers. Oui, Levinas dit qu’Israël « prend le risque de ne plus être victime », ce qui est une affirmation extrêmement importante, mais je pense qu’il y a aussi quelque chose de cet ordre avec le judaïsme en général après la Shoah. Dans la Diaspora aujourd’hui, j’ai aussi l’impression qu’il y a quelque chose, comme « on va arrêter d’être gentils », « on l’a assez été… ». Or, comme pour la question de la souveraineté, c’est évidemment légitime. Mais il y a des abus, et les abus aujourd’hui en Israël représentent une véritable question politique, voire une menace à l’exercice démocratique du politique.
SH Pour reprendre le débat sur la précarité du sionisme, heureusement qu’il est précaire, parce que pour pouvoir en discuter, il faut la précarité, pour qu’il y ait un espace à l’intérieur duquel il y ait de la pensée, de la question et la possibilité même de la mise en question. Il est toujours déjà précaire aussi parce que l’histoire du sionisme qui est si vieille et si longue naît d’oppositions radicales et irréconciliables. Et s’il y a précarité c’est parce que les oppositions sont conservées. Et s’il y a un point commun sans réserve aucune entre vos positions, c’est de vouloir, pour des raisons politiques, conserver le signifiant sionisme, ne pas l’abandonner parce que vous savez tous deux qu’à l’intérieur du signifiant, il y a plusieurs sionismes, c’est-à-dire qu’il y a une schize. Cela revient à une histoire de langue, fondamentalement. L’histoire d’Israël est une histoire de langue qui est divisée, habitée, multiple, qui ne peut parler que plusieurs langues à l’intérieur de la langue. Quand on lit le grand livre d’Amos Oz sur l’histoire d’Israël, Une histoire d’amour et de ténèbres, un grand nombre de pages de ce livre est consacré à l’histoire de la langue. Ce n’est pas un hasard si vous citez dans votre livre la grande lettre de Scholem à Rosenzweig au sujet de la langue plus d’une, de la langue sacrée et de la sécularisation. Tout ça dit la précarité du sionisme et la nécessité de conserver cette précarité, en même temps, l’impossibilité de la propriété comme telle fait qu’il ne peut pas ne pas y avoir aussi une rage appropriatrice. Donc l’expropriation et l’appropriation à l’intérieur d’un même mouvement.
DH À l’école rabbinique, j’avais un professeur qui nous disait que si quelqu’un commence une phrase par « Le judaïsme dit que… », « le Coran pense que… », « Les Évangiles disent que… », il faut immédiatement interrompre la conversation et demander « Le judaïsme de qui ? À quelle époque ? Dans quel contexte ? ». En fait le judaïsme « ne dit rien ». Et on pourrait poser la même question au sionisme. Si on me demande de prouver que le judaïsme est féministe ou misogyne, je peux faire les deux aussi aisément l’un que l’autre à coups de versets. Et il en va ainsi de nombreuses questions.
Vous disiez tout à l’heure que beaucoup d’Israéliens ont abandonné le judaïsme, pour moi cela a été très difficile à vivre : la gauche israélienne, souvent dans ses slogans, desquels j’ai été très proche dans les années quatre-vingt-dix, pour moi, elle parlait le langage du judaïsme mais ne voulait pas le dire. Ce qui est étrange, c’est que souvent dans le sionisme on a laissé le judaïsme faire un monologue du côté d’une certaine orthodoxie nationaliste messianique. Et aujourd’hui, on a l’impression que la valeur juive est une valeur d’appropriation de la terre et d’un cadastre biblique et il est très dur de faire un demi-tour. Citons un autre verset de la Bible (Lévitique 25,23) qui dit : « Nulle terre ne sera aliénée irrévocablement, car la terre est à moi, car vous n’êtes que des étrangers domiciliés chez moi ». Pourquoi, en Israël, personne ne s’est emparé de cet héritage juif de dénonciation de la propriété pour être une espèce de contre-force à un judaïsme nationaliste ?
SH Raphael, vous dites que la grande erreur politique d’Israël est d’avoir laissé la nation aux nationalistes et la religion aux religieux.
RZO Imaginez-vous la difficulté à laquelle nous faisons face : le sionisme est un mouvement né en Europe qui renvoie, qu’on le veuille ou non, bien plus souvent aux idéaux de l’émancipation, de l’autodétermination et de l’État-nation. Le sionisme se réapproprie ces mêmes concepts onto-théologico-politiques européens. C’est dans ce contexte-là qu’il est né. Et c’est aussi ce contexte-là qui est le théâtre de persécutions extrêmes des Juifs au nom de ces deux notions. En effet, tout se passait comme si l’Europe disait aux Juifs : vous n’êtes pas souverains, vous êtes sans fondement propre, sans sol, sans lieu et sans terre, et donc en dehors du mouvement de l’Histoire. Or le sionisme, qu’il soit laïc, de gauche ou libéral, ou encore religieux s’est approprié ces notions européennes. Le sionisme religieux les a inscrites dans une eschatologie et une messianicité des plus fermes et fortement déterminées en suspendant, voire en oubliant quelque peu l’ambiguïté, l’ambivalence et la complexité de l’eschatologie et de la messianicité traditionnelles du judaïsme. Le judaïsme orthodoxe est une autre affaire, car son rapport au sionisme est toujours aussi distant, constitué de beaucoup de méfiance. Les orthodoxes sont aujourd’hui alliés à la droite nationaliste israélienne, mais cette alliance ne repose que sur de pures raisons politiciennes. Mais voici ma question : comment pourrait-on reprocher à un mouvement politique de la fin du xixe siècle de vouloir s’émanciper, se défendre, se constituer historiquement par l’État-nation ? Vous le voyez, réintroduire des notions de judaïsme diasporique – sans lyrisme et sans naïveté – dans le rapport au lieu, dans la nécessité d’avoir son propre chez-soi et de se protéger n’est pas sans complexité…
DH La question qui m’intéresse à tous points de vue est comment ceci dialogue avec le judaïsme. Aujourd’hui ma grosse inquiétude est que je vois comment nous menace le culte de Baal, ce culte cananéen dénoncé par la Bible qui est en fait le culte du propriétaire. La première acquisition dans la Bible, c’est Abraham qui achète une tombe pour sa femme, donc on achète une terre, on est propriétaire quand on enterre des morts, pas quand on vit. Abraham pour moi se définit d’une façon qui est très pertinente par rapport à ce que pourraient être le sionisme et la définition que vous proposez : il dit aux habitants de la terre « Ani ger vetoshav ». Ger qui a quelque chose à voir avec un migrant, la conscience d’une étrangeté qui s’installe, donc il dit je suis un étranger parmi vous mais il ajoute toshav qui porte l’idée du retour. Il accole deux mots qui ne sont pas conciliables mais qui sont tout l’enjeu pour moi : comment faire pour être à la fois quelqu’un qui a conscience qu’il vient de l’étranger mais en même temps qu’il a le droit de revenir ? C’est une impossibilité sémantique. Que vous proposez.
RZO C’est un paradoxe extraordinaire. Le paradoxe abrahamique qui nous commande à la fois d’être celui qui revient au pays tout en demeurant toujours étranger au même pays – et ce avec tout ce que cela veut dire de la mémoire d’avoir été étranger. C’est vrai que ce paradoxe demeure au cœur du judaïsme et que nous aurions quelque chose à en tirer dans la politique israélienne et qui a été parfois oublié. Mais je n’aime pas me limiter à cette analyse au sujet d’Israël. D’abord parce qu’il faut rendre hommage à tous ces lieux, et il y en a beaucoup en Israël, où on réfléchit autrement et où l’on revient au texte autrement que par le seul biais du nationalisme. Il y a de nouvelles et inédites alliances politiques qui se créent tous les jours entre religieux et laïcs mais aussi entre Juifs et Arabes et qui obligent les décideurs et acteurs politiques à œuvrer autrement aussi.
Bien sûr, vous avez rencontré le nationalisme en Israël, mais il y a aussi énormément de personnes en Israël qui entretiennent un rapport plus compliqué au sionisme, au lieu, parfois en se référant au judaïsme, parfois en se référant à d’autres signifiants que le judaïsme. Et il y a aussi des personnes qui cherchent à imposer d’autres alliances politiques ou d’autres modalités d’alliances politiques aux dirigeants israéliens. Pour moi, ceux-ci ne se situent pas en dehors du sionisme ; ils le font le plus souvent au nom du sionisme. Les gens qui manifestent depuis quelques années tous les jours devant la résidence du Premier ministre, manifestent encore au nom du sionisme. Il faut trouver les moyens de cultiver un autre rapport au sionisme et au judaïsme. Et puis, il faut aussi savoir autre chose par rapport à la question du postcolonialisme : contrairement à quelques intellectuels dits de gauche en Israël, je pense que le débat concernant le sionisme en termes de colonialisme ou de postcolonialisme dessert totalement la possibilité d’une autre politique et d’un autre sionisme, et ça, c’est la question de la singularité aussi. Je pense que pour penser le Proche Orient, pour penser la question Israël/Palestine, pour penser le rapport des Juifs au lieu, on ne peut pas avoir recours à ces catégories systématiques et encore moins les calquer sur le contexte israélo-palestinien. On peut être radicalement critique d’Israël, dire des choses extrêmement dures de sa politique actuelle et de certains motifs du sionisme, mais l’accusation simple de « colonialisme » dessert, au sens le plus fort du terme, la critique que l’on peut et doit avoir d’Israël, quand elle ne crée pas qu’un repli et qu’un renfermement sur soi des Israéliens. Il y a des phénomènes coloniaux dans les territoires, il y a une extrême droite israélienne, il y a ce que l’on appelle des « colons » qui ont aujourd’hui des tendances colonialistes évidentes. Mais je ne crois pas que le sionisme soit un mouvement colonialiste. Et je pense que ce terme n’est pas à la hauteur de son histoire, de l’histoire du judaïsme et de son rapport à l’Occident, de la nécessaire lutte contre le colonialisme, et donc de la catastrophe colonialiste, c’est-à-dire ce qu’ont laissé les Anglais, les Français et les Ottomans au Proche-Orient. Si on veut aujourd’hui appeler l’Occident à plus de responsabilité à l’égard des Palestiniens et à l’égard d’Israël, on peut parler d’histoire colonialiste, mais pas à l’intérieur du sionisme. Les Juifs, rappelons-le, sont aussi arrivés comme des réfugiés et ainsi étaient aussi des témoins d’une certaine rupture avec l’Occident colonialiste.
DH Il faut revenir encore au problème du mot, du nom « sionisme ». La question d’abandonner le terme ou pas, pour moi, est un écho puissant à mon titre de rabbin, parce que très souvent on m’a dit que ce que je faisais dans le judaïsme était très bien mais que je devrais laisser tomber le titre de rabbin, le terme. Les gens me disaient que le rabbinisme est patriarcal et misogyne, que c’est sa nature et que pour penser dans le judaïsme comme femme, comme penseuse progressiste, je ne devais pas me dire rabbin.
RZO À quoi il faut ajouter que la racine de RAV, rabbin, c’est la souveraineté. On n’abandonne pas la souveraineté, il faut la plier, la déplier, la retravailler, la partager. La politique, et le sionisme est une politique, c’est se livrer à des transactions pragmatiques.
SH En vous écoutant, je pense à la très célèbre phrase de Freud : « À céder sur le mot, on cède sur la chose ». Ce qui m’intéresse c’est qu’en même temps, on ne sait pas très bien ce qu’est la chose, et que même il vaut mieux ne pas savoir ce qu’est la chose parce que, si on perd le malentendu, on perd tout.
Propos recueillis et mis en scène
par Stéphane Habib et Antoine Strobel-Dahan