LE TEMPS DES MESSIES POLITIQUES

Pour Emmanuel Macron, comme il l’expliquait dans un entretien donné en février dernier en pleine campagne électorale, le candidat qui gagne, c’est celui qui comprend que « la politique, c’est mystique 1». Le rôle du chef politique n’est pas simplement, selon cette vision électoraliste, de proposer des réformes économiques ou institutionnelles (ce que l’ancien banquier et ministre se targuait néanmoins de pouvoir faire), mais avant tout de répondre aux besoins spirituels du peuple. Quels sont ces besoins aujourd’hui ? À en croire la rhétorique de Macron, le problème majeur de la France est son système politique inefficace et stagnant: alors que le monde devient plus complexe et plus dynamique, les Français se sentent immobiles. Le remède, c’est de remettre le pays « En Marche ! », ce que le fondateur du mouvement qui porte ses initiales espère faire par son esprit dynamique, et avant tout, sa jeunesse. En sa personne, il promet d’incarner un temps nouveau. C’est cette promesse – plus que ses « Je vous aime ! », les bras ouverts – qui constitue ce que l’on a appelé la « dimension christique » de sa campagne.
Victorieux, Macron a été loué non seulement en France, mais aussi – voire surtout – à l’étranger comme le nouveau messie de la démocratie libérale et du progressisme. Non seulement le Wunderkind français serait le prophète d’un avenir plus dynamique pour son pays, mais en triomphant de Marine Le Pen et du Front National, il devient aussi le sauveur du monde démocratique contre le mal absolu. Après le vote britannique en faveur du Brexit et l’élection de Donald Trump aux États-Unis, on ne cesse de parler de la « vague » populiste et nationaliste qui menace la diplomatie, le libre-échange, et l’esprit du cosmopolitisme en Occident2. Les mouvements d’extrême-droite d’aujourd’hui, comme leurs supposés ennemis djihadistes, reprennent souvent les critiques du libéralisme politique des fascistes des années 1930. Ce libéralisme, par son attachement aux procédures juridiques et son rejet des valeurs martiales, serait trop faible pour affronter le chaos du monde et les ennemis de la Nation; et par son respect de la pluralité des croyances et valeurs, trop confus pour inspirer une croyance commune. Pour certains disciples de Macron, la politique « messianique » qu’il incarne est capable, seule capable, de donner tort à ces ennemis de la démocratie. Face à eux, ceux qui demeurent optimistes aujourd’hui essaient de trouver dans un nouveau leadership la possibilité que la démocratie libérale et progressiste puisse survivre, prospérer, dans une ère nouvelle3.
Macron n’est pas le premier à vouloir associer le progressisme à une figure messianique. Ainsi, pour Gershom Scholem – dont les œuvres sur les mysticisme et messianisme juifs les ont rétablis comme objets d’étude historique – rien n’a été plus évident pour les penseurs des XIXe et XXe siècles. Scholem écrit dans son essai The Messianic Idea in Kabbalism :
On nous a appris que l’idée messianique faisait partie de l’idée du progrès du genre humain dans l’univers, que la rédemption s’accomplissait par le progrès de l’homme, continuel et sans assistance, qui nous mène vers la libération ultime de la bonté et la noblesse cachées en lui 4.

Pour les traditions messianiques juives et chrétiennes, une idée centrale a toujours été celle d’un bonheur à venir, du paradis sur terre, une idée que les mouvements politiques modernes ont souvent trouvé utile d’évoquer. À maintes reprises depuis les révolutions du XVIIIe siècle, les libéraux et les démocrates, les socialistes et les communistes ont promis d’inaugurer une ère inédite où l’émancipation humaine serait accomplie. Certains mouvements ont revendiqué explicitement cette association, comme les révolutionnaires américains qui croyaient fonder une « nouvelle Jérusalem », ou les saint-simoniens cherchant à fusionner le socialisme et le christianisme. On pourrait même dire que toute la modernité politique comporte en elle une dimension « messianique », en ce qu’elle cherche à construire une société radicalement distincte de la condition qui avait marqué l’expérience humaine précédente. Peu importe si cette transformation survient tout d’un coup, dans un moment révolutionnaire, ou progressivement. Alors que pour les contemporains de Scholem, les traditions messianiques judéo-chrétiennes ont pu apparaître comme rien de plus que les anticipations du projet utopique de la modernité.

Scholem insiste sur le fait que cette confusion entre progrès et messianisme, qui ferait du premier la sécularisation du second, est non seulement une erreur interprétative, mais une « distorsion » dangereuse dont « il est difficile de s’échapper ». Car cette interprétation dominante aux deux siècles derniers, ne comprend que les aspects heureux de l’idée messianique. Pour Scholem, historien, l’expérience juive révèle que le messianisme, loin de n’être qu’une vision de l’utopie, est avant tout une « théorie de la catastrophe ». Les « messies » se manifestent aux moments les plus sombres pour le peuple d’Israël – la destruction du Temple, l’expulsion d’Espagne, les pogroms polonais – quand certains excentriques parmi ses membres jugent qu’il n’y a d’explication de ces calamités que l’avènement d’un temps nouveau. C’est un temps radicalement autre, mais pas nécessairement celui du paradis sur terre. Le messianisme est par essence mystérieux. Si l’arrivée du messie annonce la rédemption d’Israël, personne ne sait comment on arrive du point A au point B.
C’est dans la pensée de cette transition qu’on trouve le potentiel destructeur de l’idée messianique. Certains, ceux que Scholem appelle les « modérés» dans ces traditions, convaincus que le messie est venu, se mettent à la réflexion spirituelle, ou à pratiquer le tikkoun olam. Mais d’autres, surtout les sabbatiens et les frankistes polonais, adoptent des pratiques plus radicales, en vue d’« agir pour la Fin ». Selon une vielle tradition juive, la rédemption ne vient que « dans un âge totalement pur ou totalement coupable ». Les sectes messianiques radicales, jugeant impossible qu’elles soient dans l’âge de pureté (et comment leur donner tort?), font tout ce qu’elles peuvent pour assurer le caractère absolu de l’âge de corruption. C’est un jusqu’au-boutisme qui fait de la transgression l’acte le plus saint. Revendiquant cette réévaluation totale des valeurs pour une ère nouvelle, ils violent tous les préceptes non seulement de la Torah – le respect du Shabbat, les règles alimentaires, les restrictions sexuelles, etc. – mais aussi de la moralité en général. Le messianisme, en se transformant en nihilisme, nous explique Scholem, « va de pair avec… les instincts de l’anarchie qui sont profondément ancrés dans chaque âme humaine ».

Ces éléments de l’idée messianique, qui ont bien existé dans la tradition juive, ressemblent moins au renouveau européen « dynamique» et « entrepreneurial» promis par Emmanuel Macron qu’à l’Amérique cauchemardesque que convoque Donald Trump. Son discours inaugural, écrit avec Steven Bannon en janvier 2017, ne révèlet-il pas une certaine «théorie de la catastrophe » ? Il décrit un pays décimé par la pauvreté postindustrielle (ce qui est largement vrai), et ravagé par les gangs et les criminels (ce qui est manipulateur dans ses connotations racialistes évidentes pour tous les Américains). Trump affirme que la corruption de la nation est presque totale, mais il promet qu’avec lui, le renouveau (« Make America Great Again ») est imminent. Comment mettre fin à cette « boucherie américaine » ? À en juger par ses actions, Trump semble partager l’idée messianique radicale selon laquelle la rédemption ne vient que par l’absolutisation de la condition de l’iniquité. Les valeurs progressistes qu’il associe à ses prédécesseurs – avant tout Barack Obama – n’ont pas seulement échoué à sortir le pays de son état de crise, mais en empêchant la réalisation de la grandeur américaine, en sont la cause même. C’est pourquoi le président républicain se sent obligé de rejeter les accords internationaux sur le nucléaire, l’écologie, et les droits de l’homme. Seul un chef politique qui peut « arrêter d’être si gentil», comme le dit souvent Trump, peut sauver l’Amérique. Et dans ce pays où les sentiments millénaires sont monnaie courante, Trump ne manque pas, comme Sabbataï Zvi, de se trouver des adeptes convaincus. Des événements comme la manifestation néofasciste à Charlottesville, qui s’est soldée par le meurtre d’une militante démocrate, révèlent qu’il existe de plus en plus d’Américains qui préfèrent ce que G. Scholem appelle la « descente vers les portes de l’impureté» aux illusions du progrès. L’exemple américain illustre que les démocrates aujourd’hui jouent avec le feu quand ils s’amusent à déployer une politique messianique. Car on ne sait jamais si, en commençant par un messianisme de renouveau progressiste, on ne va pas in fine se retrouver avec le messianisme du cauchemar nihiliste. Il n’y a pas si longtemps aux États-Unis, on parlait d’un autre jeune « messie » politique, Barack Obama, qui promettait que « l’espoir » se traduirait en « changement ». Quelles qu’aient été les transformations historiques de son accession au pouvoir en 2008, force est de constater que nous vivons aujourd’hui dans un moment de désillusion radicale avec la rhétorique de ses héros progressistes (on pourrait en dire autant quant au revirement récent de l’image de la résistante birmane Aung Sang Suu Kyi). Pour Emmanuel Macron, s’ériger en messie politique a été visiblement une stratégie électorale efficace. D’autres personnalités des camps progressiste, social-démocrate, ou centre-gauche feront pareil, comme la jeune charismatique Jacinda Ardern, récemment élue Premier ministre en Nouvelle-Zélande. Mais l’exemple de Sebastian Kurz en Autriche nous apprend qu’il est facile de s’approprier le symbolisme d’un Macron – déjà en soi vide de contenu – sans appartenir à la famille politique progressiste 5. Quand on se rallie à une figure politique avec tant d’espoirs, la déception est presque inévitable, déception dont les ennemis du progrès peuvent facilement profiter.

1 Le Journal du Dimanche, 12 février 2017.
2 Voir, par exemple, les tribunes dans le magazine Slate du politologue germano-américain Yascha Mounk.
3 En 1939, face aux critiques de la démocratie libérale lancées par Hitler et ses camarades, Raymond Aron écrit que la démocratie doit se montrer « capable des mêmes vertus » réclamées par les fascistes. C’est-à-dire que pour vaincre le fascisme sur le plan des idées, et non seulement sur celui des armes, il faut réfuter par les actes les caricatures qui font de la démocratie un simple formalisme juridique, vide spirituel, ou humanitarisme mou. Les enthousiastes actuels de Macron adoptent une approche similaire.
4 Cet essai n’apparaît pas dans la traduction française de la collection de Gershom Scholem, Le Messianisme juif. Essais sur la spiritualité du judaïsme (Calmann-Lévy, 1974), mais est présent dans l’originel : The Messianic Idea in Judaism and Other Essays on Jewish Spirituality (Schocken, 1971). Les traductions ici sont de l’auteur.
5 Kurz — que Le Monde a qualifié de « nouveau ‘messie’ de la politique autrichienne » — a ouvertement imité l’imagerie de son homologue français (voir les images de son discours au Stadtshalle Wien à côté de celles du meeting de Macron à Lyon en février) tout en se rapprochant avec les idées de l’extrême-droite.