LE VATICAN ET LE NAZISME

Pie XII fut-il “le Pape d’Hitler”? Pourquoi alors Golda Meir, Albert Einstein et tant d’autres lui rendirent-ils hommage? Peut-être parce que les choses ne sont pas si simples et que des archives tendraient à montrer, au contraire, un engagement manifeste du Pape pour combattre le nazisme et protéger les Juifs.

AVERTISSEMENT :
En 2016, lorsque nous avons publié cet article de l’historien Édouard Husson, celui-ci était vice-président de l’université PSL. C’était bien avant sa participation à la « Convention de la droite » et ses collaborations avec Boulevard Voltaire et, bien sûr, bien avant qu’il ne tombe dans un discours conspirationniste et populiste sur l’épidémie de COVID ou la victoire de Joe Biden aux élections américaines. 
À Tenou’a, nous voulons ouvrir le débat, pas le clore. La décision de faire précéder cet article d’un avertissement ne vient donc pas de son contenu, autour duquel le débat appartient, selon nous, à la communauté des historiens ; cette décision, nous l’avons prise au regard de la triste évolution des positions et postures de E. Husson, qui ne participent plus, à notre sens, du débat, mais tentent de le confisquer.

Le travail de l’historien inclut souvent un retour à la perception des contemporains. Prenons Louis XVI ridiculisé ou diabolisé par deux siècles de propagande révolutionnaire et contre-révolutionnaire réunies ; les historiens d’aujourd’hui, au vu des archives, arrivent à un portrait tout en nuances, qui met en valeur le réformateur et l’homme de la paix civile aussi bien que celui qui hésita sur la Constitution civile du clergé et y perdit le soutien du Pape. Or on sait trop peu que les contemporains, en France comme en Europe, furent très choqués par l’exécution de celui qu’ils considéraient comme un grand roi et que Mozart lui consacra, en 1791, un de ses derniers opéras, La clémence de Titus.

Toutes proportions gardées, on observe le même mouvement concernant Pie XII, le Pape de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre froide. Lorsqu’il mourut fin 1958, une foule presque aussi nombreuse que pour l’enterrement de Jean-Paul II se pressa à son enterrement. Lorsque des personnalités aussi différentes que Golda Meir, Albert Einstein ou Graham Greene lui rendirent hommage, elles exprimaient la conviction profonde d’une époque pour qui Eugenio Pacelli avait été la boussole à travers les flots déchaînés. Dès son élévation au souverain pontificat, en mars 1939, le journal socialiste Le Populaire se réjouissait de voir élu par les cardinaux l’un des artisans de la lutte contre le racisme. Après 1945, nombreux furent les survivants de la Shoah à lui rendre hommage et à mettre en valeur les milliers de victimes potentielles qu’il avait sauvées directement, les centaines de milliers de personnes qui devaient la vie à une action discrète mais déterminée de l’Église. Lorsqu’on le remerciait pour son action, alors qu’il était nonce à Istanbul, au service des Juifs traqués à travers toute l’Europe par les artisans du génocide et leurs collaborateurs, Angelo Roncalli, qui avait succédé à Pie XII sous le nom de Jean XXIII, répondait immanquablement que rien n’aurait été possible sans Pacelli.

Et pourtant, moins de cinq ans après la mort de Pie XII, son image s’inversa totalement. Un dramaturge allemand, Rolf Hochhuth, compagnon de route du communisme, et qui devint par la suite un proche de l’historien britannique négationniste David Irving, dressa un portrait à charge du défunt pontife, l’accusant d’être resté silencieux devant le massacre en cours. Ses accusations reposaient sur un examen apparemment fouillé du comportement du Pape lors de la rafle des Juifs de Rome, le 16 octobre 1943. Ce jour-là, environ 1150 personnes furent arrêtées et déportées à Auschwitz, sur les sept mille membres de la communauté juive de la ville. Hochhuth le disait explicitement dans le propos liminaire à sa pièce : il s’appuyait sur le témoignage d’Ernst von Weizsäcker (père de Richard qui fut, dans les années 1980, président de la République Fédérale d’Allemagne), ambassadeur du IIIe Reich auprès du Saint-Siège, acquitté à Nuremberg et qui avait parlé dans ses Mémoires publiés après la guerre, du “silence de Pie XII”. Peu importait apparemment que Weizsäcker eût été un compagnon de route du nazisme, toute une génération (bien représentée par le cinéaste Costa Gavras dans son film Amen, qui porta à l’écran en 2001 la pièce de Hochhuth) emboîta le pas. Le sommet de la vague fut atteint avec le livre de John Cornwell intitulé Le Pape de Hitler. Et force est de constater que les historiens qui ont publié depuis les années 1960 ont, jusqu’à ces dernières années, peu utilisé les archives disponibles pour répondre à la question de savoir qui a raison, des contemporains de Pie XII ou des critiques qui se sont dressés depuis Hochhuth.

En effet, avant même que les archives du Saint-Siège concernant les années de guerre soient ouvertes (celles des années 1922-1939 le sont déjà), il existe une foule de documents disponibles, par exemple les archives du IIIe Reich, qui montrent sans ambiguïté qu’Eugenio Pacelli fut l’un des adversaires les plus déterminés des nazis. En particulier, de novembre 1939 à juillet 1944, le Pape prit des risques considérables pour rester en contact avec les conjurés déterminés à assassiner Hitler. En théologien disciple de Thomas d’Aquin, Eugenio Pacelli acceptait l’assassinat du tyran. On comprend mieux aujourd’hui que Pie XII, qui craignait la soviétisation autant que la nazification de l’Europe, encourageait le renversement de Hitler par des officiers et hauts fonctionnaires allemands en espérant qu’une paix signée entre un nouveau gouvernement allemand, Londres et Washington permettrait de contenir la poussée soviétique vers le centre de l’Europe.

Il est normal que des générations de militants communistes aient détesté celui qui avait imaginé dès 1939 l’alliance de la Guerre froide. Il est en revanche regrettable que, pour discréditer Pacelli, on l’ait accusé de passivité face à la Shoah. Que Pie XII soit resté globalement silencieux est exact mais à replacer dans le contexte de l’Europe occupée. Dès la capitulation des démocraties à Munich, fin septembre 1938, Pie XI et son secrétaire d’État, qui va lui succéder, tombent d’accord sur le fait que le temps de la critique publique est fini ; il faut passer à une action humanitaire de masse. La “Nuit de Cristal” renforce Pacelli dans sa détermination. Il s’arrange pour faire distribuer 200 000 visas permettant l’émigration de Juifs allemands et autrichiens. Des centaines de documents, qu’il est possible de collecter à travers toute l’Europe montrent que se met en place un encouragement systématique, dont l’origine se trouve toujours au Vatican, aux nonciatures et aux ordres religieux pour abriter, cacher ou faire transiter des victimes potentielles de l’antisémitisme nazi. Et ce durant toute la guerre.

Avec bien des débats de conscience, Pie XII assumait le fait de ne pouvoir parler publiquement sans mettre en danger les actions entreprises sur le terrain. À Rome même, dès septembre 1943, il avait fait avertir la communauté juive du danger imminent et fait lever l’interdiction de mixité hommes/femmes des monastères pour que des familles puissent être accueillies. Près de six mille personnes purent ainsi quitter à temps la ville avant la rafle ou se réfugier dans des couvents. Contrairement à ce que raconte Weizsäcker, Pie XII menaça, ce jour-là, les autorités allemandes de parler publiquement et les arrestations furent suspendues. On sait aussi aujourd’hui, grâce aux témoignages recueillis par la Fondation américaine Pave The Way (www.pwtf.org) dans les années deux mille, que Pie XII dépensa une grande partie de son héritage (il appartenait à une grande famille romaine) pour financer la survie de Juifs menacés dans l’Italie mussolinienne, en particulier en organisant un approvisionnement alimentaire sur une grande échelle.

EN THÉOLOGIEN DISCIPLE DE THOMAS D’AQUIN, LE PAPE PIE XII ACCEPTAIT L’ASSASSINAT DU TYRAN

Il reste encore bien des choses à découvrir, en particulier lorsque les Archives du Saint-Siège seront ouvertes. Mais un travail sérieux d’historien est déjà possible et il tend à confirmer la mémoire des contemporains de Pie XII plutôt que la légende noire des années 1960-2000.

Édouard Husson, professeur des universités, docteur en histoire, ancien élève de l’ENS (Université Paris Sciences et Lettres), a publié plusieurs ouvrages sur l’histoire du nazisme et de la Shoah. Il prépare actuellement une biographie de Pie XII.

Cet article a été publié dans Tenou’a en décembre 2016