CATHERINE SIGURET
ÉCRIVAIN
Isaac et Ismaël se retrouvent devant la grotte de Makpela, où sera enseveli leur père dans les heures qui suivent.
ISA. – Salut Ismaël !
ISM. – Salut Isaac !
Ils s’étreignent et se regardent :
ISM. – Eh bien dis-moi, ça fait un bail! On ne s’est pas vus depuis Mathusalem !
ISA. – Tu l’as dit! Les derniers souvenirs que j’ai de toi, tu étais
haut comme trois fruits de l’arbre, et tu jouais avec ta bonne.
C’est dire…
Ismaël pâlit un peu et sourit :
ISM. – Ce n’était pas ma bonne, Isaac… C’était ma mère, Agar.
ISA. – Ta mère ?!! Pardonne-moi, tu sais… mon père ne m’a jamais raconté. Je comprends mieux pourquoi ma mère faisait depuis 50 ans tout toute seule, en refusant la moindre aide ménagère…
ISM. En même temps, je crois que notre père a eu une vie bien remplie, rassasiée de jours, et pas seulement. Il est naturel qu’il ne t’ait pas tout dit.
ISA., un peu jaloux :
ISA. – Oui, tu es sage Ismaël. Soyons le jusqu’au bout et rendons-lui dommage. Il a vécu heureux jusqu’à cent soixante-quinze ans,
ce qui ne serait jamais arrivé sans les prodiges de la science.
ISM. – Oui, la vie est belle…
Parce que toi, tu sais tout ?
ISM. – Non. Moi j’ai passé 50 ans à tirer à l’arc dans le désert avant d’aller vivre au bord du Nil avec ma femme, donc j’en sais moins que toi qui as vécu à ses côtés. Je sais seulement que je vais hériter d’une grande nation… comme toi
ISA. – Ah, bon? Toi aussi, tu vas hériter d’une grande nation?
ISM. – Oui.
ISA. – Mazal tov! Comme on dit chez nous. Nos deux nations seront sûrement très amies, des alliées pour la vie.
Les deux se sourient, aux melakhim :
ISM. – Certainement. Une bénédiction.
ISA., réfléchissant :
– Mais alors pourquoi notre père nous a-t-il séparés ?
ISM. – Pour une raison un peu stupide – sa mémoire soit bénie, c’est une parenthèse. Il ne voulait pas que j’hérite de tous vos moutons et vos chameaux. Je suis le bâtard, que veux-tu…
ISA. – Oh Ismaël, ne dis pas ça ! Je suis vraiment désolé… Je peux faire quelque chose pour toi et ta mère, qui ne doit plus être toute jeune.
ISM., rassurant :
– 168 ans, baruch HM. Mais ne t’inquiète pas pour nous. J’ai peu de moutons, énormément de chameaux, des pyramides, et je marche sur des milliards d’hectolitres de nappes de pétrôle. Ça ira très bien. Allons rendre hommage à notre père… des circonstances si tristes pour se retrouver.
ISA. – Oui, tu es sage Ismaël. Soyons le jusqu’au bout et rendons-lui dommage. Il a vécu heureux jusqu’à cent soixante-quinze ans, ce qui ne serait jamais arrivé sans les prodiges de la science.
ISM. – Oui, la vie est belle…
MARC-ALAIN OUAKNIN
RABBIN
DEUX CENT QUARANTE-TROIS
Isaac était à peine âgé de quelques années quand Sarah,
sa mère, décida que son fils ne jouerait plus avec le fils de la servante. Pourtant les enfants s’amusaient bien ensemble. Ichmaël avait appris à son petit frère à jouer aux échecs.
Aujourd’hui, devant la tombe de leur père, l’adolescent et l’enfant se reconnaissaient à peine. Ils s’approchèrent l’un de l’autre, se regardèrent, et en souriant Isaac avança un cheval. Ishmaël répondit avec sa tour : I, 22, 17 / 1,8,1 / II R, 12,2 / Isa 61,9 / Job 29, 3…
Ainsi reprirent-ils la partie là où l’avait laissée.
ABDENOUR BIDAR
PHILOSOPHE
Il fait très froid, le ciel est bas, il est pâle, et la petite assemblée tristement resserrée sur elle-même s’est recueillie dans un long silence qui dure et qui dure. Mais voilà qu’Ismaël et Isaac viennent d’arriver, chacun de son côté. De part et d’autre du gouffre ouvert de la tombe d’Abraham, ils se tiennent d’abord sans bouger, chacun retenant un souffle presque coupé. C’est que tout de suite ils se sont vus, tout de suite ils se sont reconnus, et tout de suite les larmes leur sont venues. Malgré le temps qui a passé et tant creusé leurs visages, ils ont revu aussitôt en face d’eux l’enfant d’autrefois, le compagnon de jeu et de sommeil, et ils ont entendu tout aussi vite, dans la caverne de leur vieille mémoire, retentir ensemble les deux rires aigus de leurs innocentes farces… Aussi violemment étreints l’un que l’autre par ce si tendre et si douloureux souvenir, ils sont là face à face. Comme paralysés. L’intensité avec laquelle leurs yeux se scrutent et se dévorent n’a d’égale que l’avidité avec laquelle boit l’homme rescapé de quelque grand désert. Combien de minutes restent-ils ainsi pétrifiés ? Chacun tremble d’émotion. Muet de terreur et de bonheur à la fois, face à ce frère qu’il croyait avoir perdu pour toujours. L’assemblée tout entière semble à présent suspendue à ce si long regard. Elle a compris qu’il fallait en attendre l’issue. Elle a compris que ce que l’on dirait partout de la mort d’Abraham et de son enterrement dépendrait de ce qui allait se passer là, maintenant, entre les deux vieillards… Quand on raconte cela aujourd’hui, nul ne se souvient plus qui a fait le premier pas. Mais ce que l’on sait, c’est qu’enfin les deux se sont rejoints et que toujours en silence ils se sont étreints. Car entre eux l’amour était intact. Et ce que l’on a rapporté aussi c’est qu’à cet instant le ciel lui- même s’est levé, et que tout autour d’Isaac et Ismaël, les gens, petits et grands, se sont mis à pleurer. Mais la tristesse était partie, et les larmes étaient de joie, parce que chacun voyait dans cette embrassade des deux frères le présage d’une réconciliation de tous les hommes de la Terre.
MALEK CHEBEL
PHILOSOPHE ET ANTHROPOLOGUE
MIEUX VAUT LE SILENCE QUE L’ABSENCE
J’avais dit un moment que lorsque le dialogue est interrompu (c’était en l’occurrence avec les Chrétiens), il restait au moins le silence à gérer. Autrement dit, mieux vaut silence qu’absence de regard ou même indifférence. Du silence au moins, on peut espérer un engendrement, une recréation, un défi à relever. Ici, les fils seraient-ils disposés à achever ce que leur père avait entamé sans jamais le dire, la part d’héritage qu’il laisse, c’est-à-dire une transmission de nouveau féconde. C’est en tout cas leur responsabilité d’achever l’inachevé et de donner un visage à cette transmission, rendre la Parole possible.
PHILIPPE HADDAD
RABBIN À L’ULIF
Le soleil de Judée a toujours chauffé le cœur des hommes de la région. Chaleur des passions, des désirs, chaleur de l’amour et de la haine.
N’a-t-il pas été témoin du meurtre de l’histoire quand Caïn s’est jeté
sauvagement sur Abel ?
Ce jour-là, il retient son ardeur.
Il est triste.
Sur le chemin qui mène à Hébron, un petit convoi d’hommes, silencieux, autour d’un corps recouvert d’un linceul de toile de bête.
Au milieu de ce groupe, deux hommes, deux frères.
Deux frères du même père : Abraham.
Chacun porte dans son cœur l’affection de sa mère.
Le premier s’appelle Ismaël. Il est le fils d’Agar.
Le second, plus jeune, s’appelle Isaac, il est le fils de Sarah.
L’aîné de 13 ans se nomme « il entendra Dieu ».
Le second « il rira ».
Le temps n’est pas au rire, à peine à l’écoute de Dieu.
En marchant, Ismaël se rappelle, il se rappelle de ce conflit entre Sarah et Agar, conflit de femmes aussi terrible parfois que les conflits d’hommes, les conflits de frères.
Agar s’était montrée hautaine vis-à-vis de sa maîtresse lorsque son ventre avait « colliné » : « j’ai accompli la tâche que tu ne pouvais accomplir ! ».
Sarah, furieuse, renvoya l’égyptienne.
Isaac et Ismaël ne se parlèrent jamais. L’un vivait en Canaan et l’autre en Égypte.
La mort du Patriarche les fit se rencontrer.
Au milieu du convoi, ils se regardèrent, sans prononcer le moindre mot, jusqu’à la caverne de Makpéla où ils allaient enterrer Abraham aux côtés de sa femme Sarah.
Ismaël s’arrêta devant la sépulture de la Matriarche, il semblait hésiter à pénétrer dans la grotte, à moins que la douleur de sa mère renvoyée ne l’empêchât d’avancer davantage.
Isaac ralentit son pas, tourna lentement sa face vers son grand frère et comprit l’émotion qui l’habitait.
Lui qui ouvrait si rarement la bouche, annonça à son aîné : « je connais le puits du vivant qui me voit (beer la’haï roï).
Je vais y prier souvent ». Les mots touchèrent Ismaël. N’était ce point là que l’ange était apparu à sa mère, Agar faisant jaillir une source d’eau qui allait désaltérer sa soif ?
Le visage d’Ismaël se dérida. Il leva lentement la main, la posa sur l’épaule de son frère. Il avait saisi que sa douleur était partagée par son frère.
Isaac baissa les yeux, comme le voleur surpris pendant son larcin, la honte rougissant son visage.
En grandissant Isaac avait appris le renvoi de son demi-frère et de sa mère et, lui qui était épris de justice, en fut toujours profondément chagriné. Parfois la douleur se faisant plus intense.
Abraham lui-même n’avait jamais accepté pleinement ce renvoi, il avait pleuré au moment de l’enterrement de sa chère épouse tout en se sentant libéré de ce conflit intérieur.
Le patriarche avait transmis cette douleur à Isaac.
« Passe devant », annonça Isaac à Ismaël, tu es mon aîné de 13 ans.
Ismaël répondit : « Je te suis reconnaissant de ta douleur mon jeune frère ; passe devant moi puisque tu reconnais ma souffrance ».
Isaac hésita mais, poussé par le bras fort de son frère, il entra le premier dans la grotte et « Isaac et Ismaël enterrèrent Abraham, leur Père ».
Abraham fut enterré à côté de Sarah. Dans le silence des hommes, seuls les coups de pelle faisaient résonner l’écho de l’endroit.
Isaac et Ismaël sortirent sous le soleil de Judée qui portait le deuil des deux frères ; ils allaient de nouveau se séparer.
« Crois-tu que nos enfants seront capables de marcher ensemble ? » demanda Isaac à Ismaël.
« Je ne sais pas mon frère, les voies secrètes des douleurs du cœur ! ».
Isaac, si introverti, si discret, si retenu dans ses gestes, se jeta dans les bras d’Ismaël.
Le grand frère ferma ses bras puissants sur cette étreinte fraternelle.
« Pardon Ismaël de cette déchirure ; commençons aujourd’hui à tisser le manteau de la fraternité ».
Ismaël se tourna vers son carquois et son arc déposé au pied d’un palmier. Ainsi armé, Ismaël regarda une dernière fois Isaac et lui murmura « le chemin sera long vers une nouvelle étreinte mais nous nous retrouverons en amitié, au bout du voyage. Nos destins fraterniseront au bout de l’histoire, à Hébron ». Ils se sourièrent tous les deux car ils savaient qu’en cananéen, Hebron signifiait « le lieu de l’amitié ».