LE VOYAGE DES PLUMES

Qui mieux qu’une conteuse pour faire vivre le narratif ashkénaze, la candeur paisible du shtetl tout autant que la tristesse de son anéantissement?

Le voyage des plumes, un conte de Muriel Bloch
Dessin : © Isabelle Raquinwww.isabelleraquin.fr
Grain de sel : Daniel Kenigsberg

En ce temps-là, il n’y avait pas de chahut de chat à Helm. Or un matin, les rues calmes de la ville se remplirent de rats, de rats hagards, échappés de Hamelin en Allemagne après le passage d’un joueur de flûte. Et ces rats de Hamelin occupèrent rapidement Helm. Ils se glissèrent sous les lits, dans les recoins des cuisines, des caves et des greniers, dans les bibliothèques dévorant les livres à pleines dents. Bientôt les provisions vinrent à manquer. Il fallait agir. Mais comment se débarrasser de ces rats enragés?

 Schmiel le marchand de Schmaltz trouva l’idée. Il avait voyagé jusqu’à Varsovie et c’est là qu’il avait découvert un animal nommé chat. Il se proposa de partir au plus vite en acheter un. Il obtint pour un bon prix cet animal farouche qui, sitôt arrivé à Helm, sema la terreur parmi les rats. Le chat les pourchassait sous les lits, dans les cuisines, les caves, les greniers et les bibliothèques. Il fit merveille, engloutit l’ennemi en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Mais son appétit était tel qu’une fois tous les rats croqués, le matou devenu énorme s’intéressa aux enfants de Helm, les fixant de ses grands yeux semblables à la pleine lune.

Alors pour sauver la jeunesse de Helm, le conseil des anciens proposa de châtier cet ogre avant qu’il ne soit trop tard. Pour se débarrasser du chat qui les avait débarrassés des rats, fallait-il le lapider, le noyer ou le brûler? 

Schmiele le marchand de Schmalz suggéra : 
– C’est un démon, qu’il périsse étouffé!

Le petit Yankele fut désigné pour l’opération. On captura non sans mal le chat-ogre et on le confia à l’enfant juché sur le toit de la synagogue. Tous les habitants étaient là, là, là pour assister à l’exécution. Yankele tenait le chat farouche à deux mains; il le lâcha et sauta aussitôt sur lui pour l’étouffer. Raté! Yankelé chuta tandis que le chat s’échappa sur le toit d’une maison voisine. Pour le châtier au plus vite, on mit le feu à la maison, mais pour échapper aux flammes, le chat bondit sur le toit d’une autre maison. On y mit le feu mais le chat semblait s’amuser à sauter de toit en toit. Finalement toutes les maisons de Helm furent incendiées tandis que chat démoniaque s’était échappé dans un miaulement strident.

Que faire? Helm détruite, il fallait reconstruire Helm pour sauver toute la sagesse du monde. Mottel le maire décida de partir à Varsovie en compagnie de Gimpel le cordonnier et de Schmiel le marchand de Schalmz pour demander de l’aide à la communauté. 

Le voyage fut périlleux mais les trois hommes parvinrent sains et saufs à la capitale. Au récit du terrible malheur qui s’était abattu sur Helm, la communauté s’émut fortement. Une aide conséquente fut débloquée pour permettre la reconstruction de la ville illustre. À l’iden- tique. Mottel, Gimpel et Schmiel après avoir longuement remercié, se mirent en route, transportant l’argent collecté dans une valise. Mais à peine sortis de Varsovie, l’inquiétude les saisit. 
Les routes qui mènent à Helm sont peu sûres, dit Mottel le maire. La chance était avec nous à l’aller car nos poches étaient vides. Maintenant que nous convoyons tout cet argent, nous pourrions nous faire dévaliser… 
Schmiel dont le sens pratique n’était jamais compliqué s’écria :
 – Pour ne pas nous faire voler l’argent, nous devrions le faire voler! 
Comment ça? s’exclamèrent en chœur Mottel et Gimpel. Explique-toi. 
C’est simple: pour faire voyager l’argent en toute sécurité, il doit emprunter la voie des airs. Achetons des plumes qui seront transportées par le vent, sans aucun frais de taxe. Les voleurs en seront pour leur frais! Pendant ce temps, nous rentrerons tranquillement à pied. Et une fois les plumes arrivées, nous les vendrons. Et cet argent récupéré nous permettra de reconstruire Helm.

Mottel et Gimpel applaudirent. 
Que de sagesse chez notre Schmiel! (On dira plus tard, que le transfert d’argent East Union est né ce jour-là…) 

Les trois compagnons s’empressèrent de retourner en ville. Ils le dépensèrent jusqu’au dernier sloty récolté pour acheter des milliers de plumes d’oies. La ville de Varsovie fut dévalisée. Une fois sur la route, Mottel, Gimpel et Schmiel lancèrent toutes les plumes en direction du ciel. 
Bon voyage! 

Puis les trois, mains dans les poches, le cœur léger, marchèrent tranquillement vers Helm. Du haut de la colline qui dominait toute la ville dévastée, les habitants guettaient leur retour avec impatience. 
Alors? 
Rassurez-vous, les Juifs de Varsovie se sont montrés très généreux. Nous allons pouvoir reconstruire notre ville aussi belle qu’avant.
 – Et où est l’argent? il faut vite le mettre en sécurité. 
Ne vous inquiétez pas, il arrive!
 – Comment ça? 
Les trois d’un même élan, pointèrent du doigt le ciel et fièrement Schmiel expliqua : 
Pour ne pas nous faire voler l’argent, nous l’avons fait voler. Il arrivera donc par la voie des airs… Patience! 
Mottel raconta leur transaction. 
Il ne reste plus une seule plume d’oie à Varsovie, nous les avons toutes achetées… 

Devant tant de sagesse, les habitants poussèrent des cris d’admiration. Mais l’argent tardait à arriver. Le ciel était chargé de nuages et le froid était glacial. La population de Helm s’inquiétait. Transi, un enfant suggéra : 
Peut-être que les plumes de Varsovie se sont perdues? Elles ne sont jamais venues chez nous… 
C’est vrai mon fils, renchérit son père. Comment les plumes de Varsovie connaîtraient-elles le chemin?
Envoyons immédiatement les plumes de Helm à leur rencontre! ordonna Mottel le maire.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Déjà privés de toit, les habitants éventrèrent leurs édredons et leurs oreillers pour libérer les plumes de Helm qui s’envolèrent bien haut dans le ciel, à la rencontre des plumes de Varsovie. 

De ces retrouvailles au sommet, aucune trace n’a été conservée. On dit encore aujourd’hui, que c’est depuis la privation d’oreillers et d’édredons que les rêves auraient déserté Helm…