Les aéroports d’aujourd’hui sont les annexes des agences de renseignement. Vos yeux, votre regard, l’étrange asymétrie de votre image personnelle, qu’une personne a aimé pour sa fragile unicité, qu’une personne a embrassé, est scanné, enregistré, puis envoyé dans d’immenses centres d’archivages ou votre soi intime s’accumule avec d’autres millions de soi intime, répertoriés et classifiés comme vous, à disposition si nécessaire, en cas d’anomalie. Vous n’êtes peut-être qu’une menace endormie qui s’ignore ? Est-ce que par un orgueil dérisoire, je refuserais de céder mon visage, si irrégulier, si imparfait, à ces étincelantes puissances digitales ?
Non, je changerais de peau, de sexe, d’âge, de couleur, dans le voyage tout doit être neuf !
Dans les campagnes de la Chine profonde, au milieu de nulle part, sont installées milliers de caméras qui vous suivent pas à pas, analysent votre démarche, comparent vos expressions faciales avec des banques d’expressions faciales, juste pour pressentir si vous ne vous apprêtez pas à commettre un meurtre, si vous n’errez pas d’une drôle de manière futile et improductive, pour vous protéger de vous-même, là, au cœur de la campagne chinoise…
Non, je serais si immobile que les algorithmes me prendront pour un arbre. Le voyage c’est jouer avec le temps neuf !
Mais comment disparaître dans ces conditions puisque le voyage sert bien à disparaître, à s’effacer des radars. N’être enfin plus rien de prévisible, ne rien représenter, retrouver illusoirement la jouissance de la feuille blanche. Se régénérer par l’absence est la joie du voyage, son innocence et sa noblesse. Constater la réalité de sa médiocrité hors du cercle connu est sa lucidité, sa vérité. Et dans cette virginité éphémère l’autre apparaît et s’efface en toute liberté. La route s’écarte devant vous, l’Inconnu vous fait la grâce de sa présence, l’étonnement parfois vous renverse CAR vous laissez l’imprévisible advenir. Et le voyage laisse alors de sublimes marqueurs sur le chemin de la mémoire.
Mais c’est si fugace et si artificiel. Les masses américaines s’agglutinent à Las Vegas ou au Grand Canyon, les masses européennes s’agglutinent au Mont Saint Michel ou à Venise. Les adeptes de l’éveil colonisent Bali ou le Costa Rica. Les migrants suivent l’atroce sentier de la misère. Les hommes d’affaires volent de ville en ville. Les flux s’enchevêtrent sans aucun point de contact. Les esthètes s’écartent des chemins pour mieux retrouver d’autres esthètes qui s’écartent des chemins et un nouveau commerce se met en place. L’aventure sera toujours avec nous, mais peut-être qu’elle n’apparaîtra plus que dans les arrière-cours, qu’elle se dévoilera dans les endroits sans intérêts, sans charme, de l’autre côté du monde. Il faudra réapprendre à se perdre, il faudra acheter les guides touristiques pour savoir où ne plus aller.
Avec mon ami Wajdi Mouawad, nous sommes allés au Groenland, parce que nous sommes des esthètes… Aux alentours désertiques d’un petit village (des maisons bariolées posées au hasard sur les rochers) nous sommes tombés sur la décharge municipale. Une dizaine de chiens de traîneau finissaient de se décomposer dans une fine prison de glace, parmi d’élégants squelettes canins, plus anciens… Une quantité d’objets brisés, des vieilles photos de famille en noir et blanc, également figés dans la glace… Tout cela devant une mer recouverte d’un infini de blocs cristallins, des bouts d’icebergs égarés, de toutes tailles, ondulant au ralenti et jouant au plus réflectif, au plus translucide avec la lumière surnaturelle d’un soleil pris au piège d’un perpétuel crépuscule, refusant obstinément de disparaître à l’horizon.
Dans le même village une maison abandonnée qui a subi un incendie. J’entre et dans une grande pièce vide j’y découvre un harmonium fracassé. Je pose mes mains dessus, j’actionne les soufflets, miracle il fonctionne et le son est superbe : il résonne dans l’espace dénudé. Wajdi arrive et commence à filmer. Soudain dans l’embrasure d’une fenêtre détruite trois visages apparaissent : trois enfants entre six et neuf ans, peaux rouges et sombres, yeux, cheveux d’un noir intense, le petit est sérieux et fermé, la grande est curieuse, des enfants populaires qui sortent d’un film de Pasolini. . Miraculeusement la petite parle français. On essaye de se comprendre, ils m’écoutent jouer de la musique puis en un souffle ils disparaissent. Je les aperçois courir au loin dans une lumière éblouissante. De quoi écrire un poème…
Nous avons des visions, nous sommes inspirés, je pose un caillou sur un grand tas de pierres qui fait face à la mer du détroit de Davis pour mon père qui vient de mourir et Wajdi en pose un pour son père qui va bientôt mourir. Mais malgré ces extases intérieures nous restons des fantômes de passage, des passants inutiles… Au magasin du village, on nous regarde aussi gêné qu’indiffèrent, nous ne servons à rien, on ne comprend pas ce qu’on veut. De toute façon, demain, nous aurons disparu et nous n’aurons jamais existé. D’autres fantômes prendront notre place, aussi enthousiastes et transparents que nous. Pourtant nous avons eu le sentiment si vif et si réel de comprendre cet endroit. De l’aimer pour ce qu’il est. Et en retour il nous a enrichi l’âme, mais en secret, sans rien montrer. Cette sensation si juive d’être de cette terre et de ne pas y être. Au Japon je me suis senti japonais…
Alors le voyage est-il impossible ? Le vrai voyage n’est-il qu’une expérience intérieure ? Un décalage du regard qui se repose dans l’inédit et qui revient rajeunit dans le monde connu ? La seule façon d’interrompre la fatigue hypnotique qui nous rend aveugle ? De participer activement aux forces qui régénèrent continuellement le monde ? De renouveler la saveur initiale sur les choses et les êtres que l’on aime ? Si oui, alors le silence est aussi le vrai voyage. Dans le silence tout retrouve sa vérité et son étrangeté naturelle. Restez sérieusement silencieux dans un endroit familier et il ne le restera pas longtemps… Il retrouvera vite son inconnaissable et le voyage commencera.
Si on veut espérer une vérité du voyage aujourd’hui (ce qui me semble si délicat), l’histoire de Rabbi Eisik raconté par Rabbi Simha Bounam, qui dit sa fameuse escapade jusqu’à Prague pour revenir découvrir un butin rêvé chez lui à Cracovie, pourra être méditée : tu as traversé en vain l’espace et le danger pour trouver le trésor qui était juste à ton côté, sous ton fourneau ou dans ta cave peu importe, mais juste là, c’est-à-dire en toi, c’était ton cœur, ton âme, ton innocence… Alors où que tu ailles, voyage avec ton cœur, ton âme, ton innocence et tu seras l’étranger merveilleux (au moins pour toi-même). Tu seras partout et nulle part chez toi et le voyage sera aboli.