Vous avez publié il y a quelques mois « leçons de la Shoah » dans le Réseau Canopé, l’éditeur de l’éducation nationale. Vous y défendez un positionnement, celui de votre discipline: la philosophie politique; alors que ce sujet est d’usage délégué aux professeurs d’histoire…
Peut-être faut-il ajouter une précision complémentaire, l’ouvrage est paru dans la collection « Éclairer » dont l’objet est de faire connaître un angle d’approche qui peut venir en soutien des différents instruments documentaires mis à la disposition des enseignants dans leurs tâches éducatives.
C’était l’intention de la commande faite par la direction de Canopé, en connaissance de cause du lieu d’où je pouvais apporter un « éclairage ». Vous avez noté que le titre du livre n’est pas « Leçons sur la Shoah », mais « Leçons de la Shoah ». L’objet du livre n’est pas de donner des directives sur la façon de traiter en classe les faits d’histoire de la Shoah. Mais d’ébaucher, à partir du travail préalable et incontournable d’authentification des faits par les historiens, ce que la Shoah, dans son effectivité ineffaçable, appelle de remises en perspectives cognitives, d’avertissements éthiques, voire de déplacements épistémologiques.
Vous insistez dès votre introduction, sur la spécificité de la philosophie politique, en distinction des standards de la philosophie classique.
La philosophie politique n’est en effet pas disqualifiée pour cette convocation. En ce qu’elle est, comme le dit Léo Strauss, « la branche de la philosophie qui est la plus proche de la vie politique, de la vie non philosophique, de la vie humaine ». La philosophie politique campe auprès du vécu humain, loin des idéophilies ordinaires de la philosophie classique. Elle pourrait être dite « clinique » dès lors qu’elle se place au chevet de la condition humaine. Dans ses attendus, elle ne peut être coupée de l’histoire, ni de l’anthropologie, en fonction de savoirs connexes. Cela est évidemment davantage requis en ce qui concerne la Shoah, et vaut pour toutes les épouvantes du XXesiècle. Elle a besoin du travail des historiens en vigiles des faits. Elle appelle une anthropologie non lénifiante, désenchantée par évidence et lucide par nécessité. Ce qui, pour moi, trouve sa pleine exigence dans l’anthropologie freudienne. Mais il est d’autres domaines de l’anthropologie qui trouvent leur juste pertinence. Ainsi l’anthropologie culturelle. Je pense, par exemple, aux travaux de Joanna Tokarska-Bakir sur les « Légendes de sang » qui sondent à partir des morphologies du conte de Vladimir Kropp, les constructions, effets, et imprégnations, des représentations et narrations anti-juives du christianisme. Ajoutons: la stylistique et la sémantique. Car les effets de langage ne peuvent être esquivés comme opérateurs constitutifs et sédimentant de l’avènement du nazisme et de ses actes. Victor Klemperer est un initiateur et guide de route dans cette direction.
C’est dans cette articulation et interaction des disciplines attachées à la « condition humaine », que d’une part nous pourrons creuser vers ce que recèle foncièrement le nazisme comme manifestation dans la modernité d’une « civilisation de mort », en antonyme de ce que les Lumières semblaient annoncer de marche vers la « vie bonne ».
Et d’autre part, simultanément, car le temps est compté, commencer dès maintenant à aller au-delà du « Devoir de mémoire » épinglé par Imre Kertész; une rustine morale qui transforme le souvenir en rituel dans des incantations fossilisées. Pour aller vers une refondation de l’œuvre éducative dans ses missions civilisatrices. Une civilisation n’est pas que prouesse technique et profondeur scientifique, elle est spirituelle. Éduquer « après Auschwitz », c’est réinvestir le travail de civilisation. Soit: ni « laxiste », ni « domestiquant », mais civilisant. Les valeurs frontispices d’où se soutient le projet démocratique: Raison, Liberté, Éthique, sont à rebâtir et rehabiter. Theodor Adorno avait, dès 1966, écrit un texte particulièrement judicieux là-dessus, resté, hélas, sous la déferlante soixante-huitarde, lettre morte.
Une originalité de votre ouvrage qui court au fil des chapitres, c’est la mise en parallèle particulièrement saisissante, de ce que, dès le début, vous listez du côté des «marches des lumières » et de l’autre côté de ce qui se trame simultanément dans l’« ombre du progrès »…
« Nous sommes ceux qui viennent après » consigne en sentence, George Steiner, dans Langage et silence. « Après » une épouvante. Dont le « refoulement dans l’inexprimé aveugle et paralyse » comme le notait l’historien des Sciences, Benno Muller Hill, dans son ouvrage Science nazie, science de mort.
Mais « après » quoi encore ? Un « intermède catastrophique », contingent de la marche de la modernité vers son apogée ? Une « régression conjoncturelle » ? Une « embardée de l’Histoire », redressable par quelques corrections dans l’après coup ? En quelque sorte, un « accident civilisationnel » ? « Accident », réglable, voire dépassable, juste par la magie de l’enseignement de l’histoire de la Shoah ?! Par la baguette d’orchestre d’un compassionnel de circonstance sollicité, comme une dette à acquitter ?!
Ou bien – plutôt qu’un accident civilisationnel – une tragédie civilisationnelle. Une bifurcation ravageuse, probablement durable, peut-être pérenne. Un Zivilisationsbruch, une rupture de civilisation. Pas seulement dans la démesure des meurtres en masse à flux tendu, ou leur « industrialisation ». Mais dans cette sociographie générale de destruction, qui est le trait dynamique du nazisme, en figure de « civilisation de mort ».
Il nous faut alors remonter en amont. Plus loin que ce que l’intuition géniale et prémonitoire avait initié chez Hermann Broch avec sa trilogie les Somnambules. Lorsqu’il tenta de déceler, dans la situation spirituelle de son temps, les effets de l’effondrement des valeurs à l’époque wilhemnienne; explorant loin en arrière les semences toxiques de ce qui se profilait au tournant des années trente, des désastres imminents à venir.
Les Lumières avaient posé quelques philosophèmes inédits: « Autonomie », « Émancipation », « Raison », « Liberté », « Progrès »… Pour le XIXesiècle éclairé, ces philosophèmes contribueront à l’installation des notions d’« individu » et de « sujet » qui ne sont pas en soi des nouveautés mais le fruit de métamorphoses, de déplacements, de transformations notionnelles de longue durée, venues de loin tel qu’Alain de Libera l’a étudié. Du milieu du XVIIIesiècle au début du XXesiècle entre la période qui débouche sur la Révolution française et le déclenchement de la Première Guerre Mondiale, l’idéal progressiste démocratique ou républicain dans une dynamique claudicante mais continue de relances, fait du savoir et de la technique, à travers l’Europe, les vecteurs du progrès social et un allié de l’émancipation citoyenne et démocratique.
Dans le même temps sans que nul n’y prenne garde, font souche des conceptions et pratiques chosifiantes. Dès la seconde moitié du XIXesiècle, simultanément, également à travers l’Europe, sont apparus et se sont maillés, de nouveaux mots dans une continuité sémantique mortifère. Dans l’interaction d’un scientisme idéologique avec un éventail d’idéologies politiques du ressentiment et de la haine, tout un lexique imbibé d’exclusion, d’éradication, et d’anéantissement, émerge et s’entrelace. « Racisme », « dégénérescence », « euthanasie », « vies qui ne valent pas d’être vécues », « eugénisme », « sélection des plus aptes », « hygiène de la race », « camps de concentration », « extermination », entre autres. Ce lexique qui arrime son vocabulaire scientiste avec un antijudaïsme reconduit et reformaté en antisémitisme, s’agrège à la langue commune. La science est réquisitionnée contre le christianisme, le paganisme contre le judaïsme.
Une succession d’étapes d’un côté, un enchaînement d’amorces de l’autre. D’un côté quelques chose qui se cherche de la vie bonne et digne, une représentation universelle de l’homme, une métabolisation créative et constructive. De l’autre, des « pousse-au-jouir » meurtriers qui portent la destruction comme la nuée l’orage.
En une vingtaine d’années, s’est esquissé un autre paysage « culturel », dans l’ombre des Lumières, fait de brutalisation croissante, et d’un motif de langage fortement chargé en morbidité, cruauté, sadisme, perversité, apathie. Tout un champ sémantique affecté de sauvagerie. Tout était déjà dit et écrit une quarantaine d’années avant la prise du Pouvoir par ceux qui y feront leur nid, et y puiseront des éléments pour leur fatras idéologique, afin d’habiller leur gangstérisme mental fondamental.
C’est un autre point fort de votre ouvrage. Vous assimilez le nazisme à un gangstérisme. Les nazis étaient-ils des gangsters ?
Sociologiquement ce serait erroné. Mais pris sous l’angle des « mentalités », au sens que leur en donnèrent Lucien Febvre et Marc Bloch, c’est frappant. La culture de la violence, la culture de la mort sont les traits distinctifs du nazisme. Ce sont ceux observés par ailleurs dans la pègre. L’« héroïsation de la violence » en office de « moi idéal » et comme manière d’« être au monde », est le point de similitude le plus flagrant. C’est encore son critère axial de promotion interne. La technique nazie du pouvoir, ses mœurs politiques, sont éclairantes. L’intimidation, la corruption, le chantage, la duperie, le racket, la compromission, le mensonge, la provocation, la falsification, l’assassinat, en sont les standards combinés. Ils ont constitué le modus operandi avec lequel les nazis ont assuré leur domination, stupéfié les masses, dérouté leurs opposants, intimidé leurs adversaires, sidéré leurs victimes. La mentalité de gangsters des nazis a été maintes fois évoquée par des témoignages. Citons: Golo Mann, Hermann Langbein, Eugen Kogon, Franz Neumann, Joseph Kessel, Siegfried Kracauer, Douglas Sirk, Klaus Mann, Ernst Bloch, Léo Strauss, sans oublier Berthold Brecht… Hannah Arendt ira même jusqu’à dire que les nazis avaient appris des gangsters américains – ce qui ne leur était certes pas nécessaire… Il ne s’agit pas que d’une métaphore grandiloquente et excessive à ranger au rayon des analogies polémistes. C’est avec cette mentalité que l’appareil d’État allemand a été mis en affermage, et l’ensemble des dispositifs de régulation technique et administrative transformés en instrument du meurtre à flux tendu. Nous sommes là, devant un assaut massif; un démontage infini de toutes les valeurs qui ont accompagné la construction de la civilisation européenne, si admirée jusqu’à l’énamoration, par Stefan Zweig.
Justement, dans votre conclusion, vous citez le philosophe Karl Jaspers qui, en 1948, écrivait que c’était en Allemagne « que se produisit l’explosion de tout ce qui était en train de se développer dans tout le monde occidental sous la forme d’une crise de l’esprit et de la foi ».
Il n’est pas anodin que dans le parcours des productions pseudo-politiques, idéographiques, nazies, se manifeste une haine signifiante du Judaïsme, du Christianisme, du Droit romain tardif (décrété « enjuivé » !..), de l’Humanisme de la Renaissance, des Lumières, de la Révolution française, du libéralisme démocratique. Au nom d’un paganisme réactivé, qui bricole ses marques dans les antiquités hellènes trivialisées, contre tout l’héritage éthique dans ces diverses arborescences, du Monothéisme hébraïque.
Le Zivilisationsbruch, la rupture de civilisation qu’acta le nazisme, pourrait se résumer dans le vis-à-vis d’une sentence venue jusqu’à nous depuis la Renaissance: « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » de Rabelais, avec cette déclaration principielle hitlérienne: « La Conscience est une invention juive, c’est comme la circoncision, une mutilation de l’homme ». Assurément, nous n’en avons pas fini…