Lee Yaron, journaliste au sein du quotidien israélien Haaretz, dévoile dans son dernier ouvrage, 07 octobre, publié chez Grasset, une reconstitution minutieuse de ce jour effroyable. Dans une interview avec Lara Tchekov pour Tenou’a, elle dévoile les coulisses de son enquête minutieuse, basée sur une centaine d’entretiens, offrant un éclairage unique sur les événements tragiques qui ont marqué cette journée noire.
Du festival de musique “Tribe of Nova” au kibboutz Be’eri, d’une famille de Bédouins à un rescapé de la Shoah, d’ouvriers agricoles népalais à des réfugiés ukrainiens, vous avez recueilli une centaines d’entretiens, de transcriptions d’appels et de messages échangés, précédant parfois l’horreur de quelques secondes. Qu’est-ce qui vous a incité à rassembler ces récits variés et poignants dans votre livre, 07 octobre?
Ce livre était pour moi un moyen de rendre hommage aux victimes, de leur rendre justice et de perpétuer leur mémoire après qu’on leur a injustement ôté la vie. Trop souvent, les articles de presse se concentrent sur les derniers instants tragiques des victimes, mais je voulais aller au-delà de cela. Je voulais que les lecteurs connaissent réellement les personnes derrière les noms, qu’ils comprennent leur famille, leur communauté, leurs origines. En racontant leur histoire, je voulais aussi offrir une perspective différente sur le conflit israélo-palestinien, et partir de l’expérience humaine de ces individus plutôt que de me limiter à leurs derniers moments de vie. Je raconte l’histoire de Shani Louk, dont les images horribles ont circulé sur les réseaux sociaux. Je voulais aller au-delà de ces images pour comprendre qui elle était vraiment: ses opinions, ses relations, ses rêves. Par exemple, le 7 octobre, elle avait prévu de présenter son petit ami Orion à ses parents. Ces détails nous rappellent que derrière chaque nom se cachent une vie et des aspirations.
Pourquoi cette volonté de mettre en lumière la pluralité et la diversité de la société israélienne?
Il est fascinant d’explorer la diversité des communautés en Israël. Souvent perçus de manière homogène de l’extérieur, les Israéliens forment en réalité une société incroyablement diversifiée. Par exemple, parmi le million de Séfarades chassés du monde arabe, environ 600.000 ont trouvé refuge en Israël, représentant aujourd’hui près de 60% de la population. Leurs origines sont variées – Égypte, Irak, Maroc – et ils ont été contraints de quitter leurs foyers. D’un autre côté, un million de personnes originaires de Russie et de l’Union soviétique ont également immigré en Israël. Sans oublier les survivants de la Shoah qui ont fui l’Europe. De plus, environ un quart de la population israélienne est composé d’Arabes israéliens. J’espère que ce livre reflétera toute la richesse et la complexité de la société israélienne.
Après avoir recueilli les témoignages des survivants, des personnes endeuillées et des secouristes, vous avez créé le tout premier document exhaustif de cette nature, décrivant de manière minutieuse et chronologique les événements survenus. Les scènes sont terribles et insoutenables. Avez-vous véritablement tout raconté dans votre récit?
Je n’ai pas tout raconté. J’ai enregistré des heures et des heures d’entretiens pour chaque histoire, bien plus que ce qui est présenté dans le livre final. J’ai dû rapidement vérifier tous ces témoignages avec les photos et les vidéos que j’avais à ma disposition. J’ai cherché à protéger le lecteur en évitant de lui exposer toutes les horreurs que j’ai rencontrées lors de la rédaction de ce livre; et à livrer autant d’informations que possible tout en le préservant de tout traumatisme. En plus de cela, j’ai également inclus des moments joyeux antérieurs au 7 octobre, tout en retranscrivant les souvenirs familiaux sur plusieurs générations.
Avez-vous ressenti un soulagement personnel ou trouvé un moyen de surmonter votre propre deuil en écrivant ce livre?
Le deuil n’est pas achevé et il reste ancré en moi, même après avoir écrit ce livre. Il m’a permis de ressentir que je pouvais apporter une forme d’aide à ces personnes en partageant leur histoire. Mais ça ne suffit jamais. C’est un deuil impossible.
Vous dites que “le judaïsme qui possède des lois et des règles de conduite gouvernant presque tous les aspects du comportement humain, n’a guère d’indications à fournir sur ce qu’il convient de faire après un massacre comme celui du 7 octobre”. L’écriture de ce livre vous a-t-elle permis de trouver des réponses concernant les pratiques religieuses du judaïsme en période de deuil sur la manière de réagir en l’absence de corps à enterrer ou sur la durée appropriée de la shiva pour chaque proche perdu par exemple?
Chaque famille traverse le processus de deuil à sa manière. Pour certaines, la tragédie du 7 octobre a brisé leurs liens familiaux, les laissant déchirées par la perte de plusieurs de leurs membres. Comment se reconstruire en famille lorsque tant de personnes ont été tuées ? Comment faire face au deuil lorsque l’on est un réfugié, loin de chez soi? Pendant la période de shiva, la tradition empêche les endeuillés de saluer les autres en disant “Shalom” en hébreu car, pendant ces sept jours, la paix semble insaisissable. Tous les Israéliens se demandent: comment trouver la paix après le 7 octobre et coexister avec leurs voisins palestiniens pour éviter un cycle sans fin de guerre?
Ce livre relève-t-il plutôt du journalisme d’investigation ou de la documentation historique?
Ce livre revêt plusieurs facettes: il allie le journalisme d’investigation à la narration d’histoires jamais contées auparavant. Par exemple, l’histoire de l’immigration des Ukrainiens n’avait jamais été abordée auparavant. Il s’inscrit également dans la lignée des livres d’histoire et de mémoire, rappelant les Yizkor books de la tradition juive.
Dans les familles juives ayant subi des pogroms, il est traditionnel d’écrire ces Yizkor books afin de ne jamais oublier les personnes qui ont péri lors de ces attaques contre les communautés juives à travers le monde. L’histoire de Moshe Ridler en est un exemple frappant: survivant de la Shoah, il a été tragiquement tué dans sa maison le 7 octobre. Pour retracer son parcours, j’ai mené une enquête approfondie. À travers sa famille et grâce aux Yizkor books, j’ai découvert qu’il avait été déporté de Roumanie le jour de Simhat Torah en 1941, ce qui correspond au 7 octobre dans le calendrier hébraïque. Je n’en croyais pas mes yeux.
Vous racontez l’histoire bouleversante d’Eitan Kusenov, un jeune de 16 ans qui vivait dans un orphelinat à Odessa, a fui les missiles de Vladimir Poutine pour se retrouver en Israël, où il n’aurait jamais imaginé que sa maison serait détruite par les missiles du Hamas…
L’histoire d’Eitan reflète de manière poignante les épreuves vécues par tant d’autres familles: des traumatismes, des persécutions transmises de génération en génération. Actuellement, des milliers de réfugiés ukrainiens partagent son sort. Traditionnellement, les Juifs ont été encouragés à se rendre en Israël pour trouver refuge en cas de besoin. La mère d’Eitan a contacté des amis là-bas pour savoir où ils pourraient échapper à la Russie. On lui a recommandé Ashkelon, avec sa grande communauté ukrainienne, sa belle plage, et l’assurance relative de sécurité grâce au Dôme de Fer, même si des missiles peuvent parfois être lancés. Eitan se sentait en sécurité en Israël. Comparé à Poutine, le Hamas semblait insignifiant. Lorsque le 7 octobre est survenu, ils sont partis. C’est l’une des histoires heureuses du livre: cette famille ukrainienne a réussi à fuir et à survivre. Cependant, ils ont découvert plus tard que leur maison à Ashkelon avait été bombardée et détruite à deux reprises, les empêchant de retourner chez eux. Ils ont dû recommencer à zéro et chercher un nouveau foyer. À seulement 16 ans, Eitan a déjà dû fuir deux fois à cause de deux guerres. “Combien d’autres conflits devrai-je encore endurer dans ma vie?”, s’est-il demandé.
Est-ce que cette enquête a eu un impact sur votre vision du monde ou sur votre approche du journalisme?
En tant que journaliste, on commence souvent par une approche professionnelle mais, avec le temps, les liens de confiance se tissent et on peut se retrouver dans une position ambiguë. Pour moi, c’est un honneur de pouvoir donner une voix à ceux dont les histoires sont souvent ignorées. Je m’efforce toujours de rester fidèle à mes principes en écoutant les récits des gens plutôt que les discours politiques. Depuis une décennie, je contribue à Haaretz en mettant en lumière les réalités des personnes marginalisées dans notre société. Mon travail a souvent eu un impact concret et a contribué à faire changer des lois discriminatoires en exposant, par exemple, des injustices sur les Unes de Haaretz. À travers ce livre, je veux mettre en lumière les défis de ceux qui vivent à la frontière avec Gaza, qui font face aux missiles et aux tensions constantes. La plupart de ces résidents des kibboutz sont des partisans de la paix, malgré les conflits qui les entourent.
Quel est l’état actuel de la société israélienne et comment imaginez-vous l’avenir d’Israël?
Je cherche toujours à comprendre pourquoi tout ça s’est passé. Avant le 7 octobre, la société israélienne était plongée dans un combat politique entre les partis de droite et de gauche autour de la réforme judiciaire du gouvernement de Benjamin Netanyahu. Pendant plus d’un an, la gauche israélienne s’est considérée en guerre politique pour protéger la démocratie de son pays et, maintenant, elle se trouve confrontée à une véritable guerre contre le Hamas. Certains soutiennent que nous avons été attaqués parce que l’ennemi a vu notre division. D’autres pensent que, même en temps de guerre et de nécessité d’unité, les luttes internes ne disparaissent pas pour autant. Nous sommes prêts à mourir ensemble pour notre pays, mais nous ne savons pas comment vivre ensemble au sein de notre société. Lorsque la guerre prendra fin, la lutte continuera. Je n’ai jamais connu l’idée de paix en Israël. J’aimerais que nous puissions trouver un modèle permettant à toute notre société et toutes nos communautés de coexister harmonieusement avec nos voisins palestiniens. Nous devons trouver une solution.
Le conflit entre Israël et le Hamas suscite des tensions sur les campus des universités américaines, notamment à l’Université Columbia à New York, où des manifestations pro-palestiniennes ont éclaté la semaine dernière, accompagnées d’actes antisémites. En tant qu’ancienne étudiante de Columbia, comment percevez-vous la montée de l’antisémitisme sur les campus universitaires, que ce soit aux États-Unis ou en France, comme à Sciences-Po Paris?
C’est éprouvant pour moi de voir la montée de l’antisémitisme dans les discours et les comportements. Tout au long de ma vie, j’ai aspiré à la paix et j’ai soutenu l’idée que les Palestiniens puissent avoir leur propre État à côté du nôtre. Cependant, les manifestants actuels ne font qu’attiser les tensions et ne contribuent en rien à la paix. Le slogan répété à Columbia, “From the river to the sea” [“du fleuve à la mer”], ainsi que les appels à une “intifada globalisée“, sont préoccupants. Je sais ce qu’est une intifada, et je fais la distinction entre les Palestiniens et les terroristes. Entendre des appels au déplacement des Israéliens de leur propre terre ou assister à des actes de violence contre les Juifs est troublant. À Columbia, une pancarte proclamait “On veut le 7 octobre encore et encore”. Bien sûr, chacun a le droit de critiquer le gouvernement et de donner son opinion. Cependant, appeler au meurtre des Juifs n’est jamais acceptable.
Je ressens également une certaine trahison de la part d’une partie de la gauche. La gauche israélienne progressiste a toujours été solidaire avec les mouvements progressistes du monde entier, soutenant des causes telles que “Black Lives Matter“, les droits LGBTQ, le mouvement #MeToo, ainsi que les initiatives sur le climat. Pourtant, je ne sens pas ce même soutien de leur part dans ma lutte en tant que femme israélienne et juive face à la guerre actuelle. Ce livre est ma façon de rectifier cette injustice en rappelant l’histoire de ces personnes de gauche qui ont été massacrées.
Propos recueillis par Lara Tchekov