L’enfant-Shoah

Dans un ouvrage collectif, l’historien Ivan Jablonka dessine le concept d’enfant-Shoah, un individu dont la personnalité ne se comprend pas sans les crimes du XXe siècle.

LECTURE TRANSGÉNÉRATIONNELLE
D’UN « VIVRE HANTÉ »

Antoine Strobel-Dahan Vous venez de publier un ouvrage collectif: L’Enfant-Shoah. De quoi s’agit-il?

Ivan Jablonka Ce livre réunit plusieurs disciplines, plusieurs chercheurs sur plusieurs pays, pour répondre à une question: Quel impact la Shoah a-t-elle eu sur les enfants après 1945? Tout enfant juif vivant en Europe en 1945 doit être considéré comme un survivant, ce qui n’a pas toujours été le cas. En ce sens, l’enfant juif après 1945 a nécessairement été touché par la Shoah, par la persécution directe ou indirecte, par le danger imminent, la nécessité de se cacher, la mort des proches. Néanmoins, il m’a semblé important qu’on ne s’arrête pas à la figure de l’enfant déporté, de l’enfant rescapé ou de l’enfant caché: je voulais considérer toutes les générations d’enfants de 1945 à nos jours. L’enfant- Shoah, c’est bien sûr l’enfant survivant, mais c’est aussi l’enfant né après-guerre d’adultes survivants, l’enfant d’enfants rescapés, le petit-fils de déportés, et ainsi de suite. Cela inclut jusqu’aux générations qui viendront après nous.

ASD Vous proposez le concept d’« enfant- Shoah », au lieu d’évoquer « l’enfant et la Shoah ». En choisissant le trait d’union, que voulez-vous souligner?

IJ La notion d’« enfant-Shoah » renvoie à un enfant qui est traversé par la Shoah, qui y est confronté, de quelque manière que ce soit. Cela peut inclure des adultes et des non-juifs, en tant qu’ils sont les héritiers d’une expérience, d’un enseignement ou d’une mémoire. Je définis ces enfants-Shoah comme des porteurs, comme des transmetteurs, comme des personnes traversées par les crimes du XXe siècle et dont la personnalité ne se comprend pas sans eux.

ASD Que voulez-vous dire par « traversé par la Shoah »?

IJ Je veux dire « hanté ». Je suis né en 1973, mais je suis traversé par la Shoah, c’est-àdire qu’elle est indissociable de ma personne – c’est d’ailleurs pour cela que je suis devenu historien. Je n’ai pas souffert de l’antisémitisme, ma vie et mon parcours n’ont rien à voir avec ceux de mon père, et je ne parle même pas de mes grands-parents, artisans de shtetl et militants communistes, assassinés à Auschwitz. Il ne s’agit donc pas de m’inventer une malédiction. En revanche, en tant qu’adulte porteur de mon enfance, je m’inscris dans une continuité qui consiste à poursuivre une réflexion, à prolonger une mémoire, à écrire une histoire. C’est à la fois une chance et une angoisse.

ASD Vous dites que c’est ce qui a fait de vous un historien. Considérez-vous que le fait d’être un enfant-Shoah a constitué ce que vous êtes et ce que vous avez choisi de faire?

IJ Chez n’importe qui, des déterminants historiques viennent s’ajouter aux déterminants biologiques, familiaux, sociaux, etc. Aujourd’hui, au début du XXIe siècle, nous sommes encore atteints par le souffle – au sens explosif – d’un événement qui, en ce sens, se poursuit encore. On peut cependant être un enfant-Shoah de bien des manières, vivre ce rapport à l’histoire selon des modalités très différentes.

ASD Qu’est-ce qui relie, dans le même concept, votre personne, votre père, vos filles, etc.?

IJ Mon enfance a été marquée par un héritage, une mémoire, et je ressens aujourd’hui la nécessité de comprendre – c’est ce que montre tout le travail de cette fameuse « génération des petits-enfants » à laquelle j’appartiens. C’est une génération qui a grandi dans la Shoah, sinon directement, du moins par le spectacle des parents, de leur souffrance, de leur colère ou de leur silence. Cet héritage familial a façonné leur enfance et, à l’âge de 30 ou 40 ans, ils ont voulu parler de leur enfance-Shoah. C’est l’oeuvre de Marianne Rubinstein, le travail de Daniel Mendelsohn, de Gilles Rozier, d’Olga Grumberg ou encore de Jérémie Dres (cf. Tenou’a 147).

ASD Cela peut-il se résumer à une forme de fidélité mémorielle ou est-ce toujours un engagement plus profond?

IJ Il y a heureusement mille manières d’assumer cette mémoire et d’être soi-même un maillon de la transmission: les uns sont écrivains, dramaturges, historiens, les autres sont comédiens, artistes, dessinateurs. Certains parlent, d’autres chantent ou pleurent. Je pense aussi à Anne Gorouben, qui fait des dessins très noirs, très forts, sans parole, comme pour exprimer une angoisse muette. Chacun à sa manière est l’écrivain de son histoire, l’interprète de son souvenir.

ASD Est-ce en cela que vous dites qu’il y a des enfants-Shoah non juifs?

IJ Dans le récent documentaire de Ruth Zylberman, Les Héritiers (2013), Laurent Binet et Yannick Haenel racontent comment ils sont devenus les porteurs d’une mémoire et d’une interrogation, notamment après avoir vu Nuit et brouillard à l’école. Des films, des lectures les ont bouleversés. Ils sont donc des enfants-Shoah, non pas parce qu’une chape mémorielle serait tombée sur eux, mais parce que le génocide résonne en eux.

ASD Pourquoi dites-vous que c’est aussi une chance?

IJ Je parle pour moi. C’est une chance, parce qu’être un enfant-Shoah donne un sentiment d’être en dette vis-à-vis des disparus, et le fait d’être en dette fait jeter sur le passé un regard curieux, ouvert, animé par une espèce de gratitude. C’est parce que j’ai regardé le passé avec un certain nombre de questions que je peux faire mon métier et des livres, qui sont des tentatives de réponse. Le fait d’être un enfant- Shoah sensibilise à des questions qui vont bien au-delà de la Seconde Guerre mondiale et du judaïsme. C’est sans doute la raison pour laquelle j’ai travaillé sur la migration forcée des enfants réunionnais dans les années 1960 et 1970. J’ai été appelé par ce sujet parce que c’étaient des enfants et qu’ils avaient souffert – dans un tout autre contexte.

ASD Au-delà de tout ce que cela implique en termes d’empathie et de créativité, cela peut-il aussi être radicalement néfaste?

IJ Je disais « chance et angoisse », parce que ce n’est pas facile d’être confronté au crime de masse dès son plus jeune âge. C’est une souffrance filtrée, indirecte, un sentiment d’urgence qui donne l’impression qu’on va se volatiliser comme les grands-parents et, si ce sentiment d’urgence fait faire des choses résolues et intéressantes, il constitue en même temps une souffrance psychologique.

ASD Quand les enfants-Shoah vont-ils disparaître? Au bout de combien de générations cette transmission va-t-elle cesser?

IJ Les victimes ont disparu et les derniers témoins vont disparaître bientôt. L’enfant- Shoah est voué à mourir lui aussi. Ce constat est pénible, mais cette pénibilité ne doit pas nous empêcher d’y penser. Les générations vont se succéder et le souvenir de la Shoah va se diluer, ce qui ne veut pas dire qu’il va disparaître: il y a encore aujourd’hui une mémoire de l’esclavage, qui a sans doute perdu en acuité, mais qui existe toujours. Un jour peut-être, la Shoah sera recouverte par d’autres crimes et d’autres souffrances que subira l’humanité. Mais actuellement, et pour encore plusieurs décennies je crois, nous sommes dans un paradigme de la Shoah, une vision de destruction totale, radicale et industrielle de l’humanité.
Quand on changera de paradigme, c’est qu’on ne sera plus dans une civilisation industrielle, bureaucratique, et qu’il existera d’autres manifestations de la mort de masse dans laquelle l’humanité pourra se projeter. Chaque époque a ses sommets de l’horreur et ses absolus du mal. C’était vrai de l’Enfer de Dante, c’était vrai de la Saint-Barthélemy au XVIe siècle, c’est vrai de la Shoah à notre époque.