Delphine Auffret Votre sœur, Ronit Elkabetz, est au cœur de Cahiers noirs. On la découvre en très gros plan, jusqu’au grain de sa peau. Elle fait vibrer chaque plan ou presque. Pourtant, elle est l’absente, le fantôme qui se dérobe. Espérez-vous la ressusciter ?
Shlomi Elkabetz Tout le monde rêve d’avoir le pouvoir de maîtriser le temps. On voudrait contrôler le temps car, en le contrôlant, on contrôlerait la vie. C’est très enfantin. Le cinéma est l’art du temps. Le cinéma existe au présent : même quand on voit un flashback, il reste au présent. Je n’ai pas tenté de ramener Ronit à la vie. Parce que je ne perçois pas la mort comme une fin définitive. J’ai rencontré une Américaine à Jérusalem qui ne savait pas que Ronit était décédée. La mort n’est donc pas définitive : Ronit vivait depuis six ans avec cette femme qui l’admirait et ignorait qu’elle était morte. Il n’y a pas de barrières entre la vie et la mort, comme il n’y a pas de barrières entre la vie et l’art. Je n’essaie pas de ramener Ronit à la vie, je ne tente pas de dire qu’elle n’est pas là – ou qu’elle est là, je fais juste un film. Quand je filme le personnage de Ronit, elle est très en vie et donc, quand vous la rencontrez sur l’écran, elle est encore en vie. Je la regarde comme je la regardais du temps où elle était vivante. Quand vous voyez Ronit à l’écran, vous avez affaire à l’image de l’absence parce que vous savez qu’elle est morte.
DA L’expression « âme sœur » prend littéralement son sens quand il s’agit de décrire votre relation avec Ronit. Mais il y a plus que l’âme de votre sœurdans ce film, il y a une dimension très charnelle dans le regard que vous portez sur chacun des membres de votre famille. C’est de cette proximité,presque oppressante, que naît la tension dans Cahiers Noirs ?
SE Je veux montrer de l’amour et de l’émotion pures et toucher à l’extrême de l’intime. Je ne filme pas de drames, juste des choses banales: quelqu’un qui monte l’escalier, qui est assis sur un canapé à regarder la télévision… Le drame naît du contexte, de la manière dont je dispose les éléments du film. L’intimité avec mes personnages, la façon dont je les regarde et dont ils me renvoient ce regard, permet d’atteindre une honnêteté presque gênante. Comme si on savait pertinemment qu’on ne devrait pas être témoins de cette intimité, comme si on ne devait pas être dans cette pièce. Et en même temps, on est dans la banalité. Pourquoi est-ce si dramatique? Pourquoi a-t-on l’impression que c’est la fin du monde? C’est aussi parce que le temps nous manque et qu’il nous hante. Aujourd’hui, les adolescentsne cessent de filmer et on dit, c’est un cliché, qu’ils filment pour exister. S’ils ne filment pas, les choses n’existent pas . Quand j’avais 18 ans, j’ai commencé à filmer. Je devais aller emprunter des caméras à desamis pour deux heures, je filmais une heure et j’avais une heure de transport pour aller la rendre. Je filmais pour exister mais surtout pour gagner du temps, pour distendre le temps. Tu te dis: “Je filme ce souvenir, je le capture, je capture cet instant, il est à moi”.” Pourtant, plus on capture de temps, moins on en a. Le temps nous poursuit, là est le drame.
DA Vous venez de dire que l’on manque de temps. Pourtant, votre film est né de sept cents heures d’archives et de presque autant d’heures de montage. Quel rapport à l’archive entretenez-vous?
SE Je n’ai jamais eu l’intention de réaliser ce film. J’ai gardé ces archives parce que je ne pouvais pas lesjeter. C’étaient des images de Ronit et de mes parentsqui m’aiment et que j’aime : je n’allais pas les mettre à la poubelle. Quand j’ai voulu en faire un film, j’ai tout regardé et je savais comment rattacher les images les unes aux autres. À la fin, je me suis dit qu’il n’y avait pas vraiment un film dans tout ça mais quelque chose de sympa, de cool, un documentaire vraiment mignon – dont je n’avais pas besoin. Je l’ai laissé tomber pendant quelques mois. Puis un jour, j’ai eu l’idée de ne pas traiter ces archives comme des archives. J’ai décidé deles traiter comme le présent. En même temps, je suis venu de mon futur pour aller dans ce présent de l’archive, avec toute ma connaissance. Une partie de cette connaissance étant que je sais que ma sœur est morte, que mes parents vont vieillir, que je vais devenir père. Je suis allé vers mes personnages en essayant de leur dire tout ce que je sais. Nous sommes tous des fantômes dans ce film qui distend le temps dans toutes les directions. Nous savons tout : Shlomi est réalisateur, Ronit va mourir, ces deux-là font des films sur leurs parents. Même si tu n’as pas vu mes films précédents, ce n’est pas un secret. J’en parle au début de Cahiers Noirs. Tu sais que la mission de Shlomi est de sauver sa sœur, et que c’est impossible, mais tu continues à croire que peut-être elle vivra parce que tu ne connais pas le futur du film, la fin du film. Je joue avec le temps et rien n’est plus plaisant car c’est impossible dans le réel. Le cinéma rend tout possible. L’art n’a pas de limites, pas de frontières. Avec notre connaissance et nos émotions, nous pouvons migrer de la vie au cinéma et du cinéma à la vie. Dans le film, tous les endroits deviennent un seul endroit, tous les gens deviennent une seule personne, toutes les conversations ne font qu’une. Je filme un arbre, c’est mon père, je filme une route c’est ma mère… ou l’inverse.
DA À la fin du film, quand vous mentionnez avec minutie tous les types d’appareils que vous avez utilisés pour filmer, toutes les dates et les lieux des prises de vues. Est-ce que vous vous comportez aussi en historien ?
SE Je désirais montrer comment le film était tissé, l’envers des coutures, chacun des points participe de l’ensemble formé par les éléments du film. Cette liste permet d’élucider tous les secrets de ce film. Si vous regardez cette liste avec une grande attention, vous rirez beaucoup car vous découvrirez que pratiquement rien de ce que vous voyez à l’écran n’est vraiment ce que j’ai filmé. Avec Cahiers Noirs, je dis juste merci au cinéma.
DA Votre narration est à la fois l’enchevêtrement entre la réalité et la fiction, entre le présent, le passé et le futur que vous avez décrit et d’une profonde limpidité. Doit-on avoir vu votre trilogie pour mieux appréhender Cahiers Noirs? Ou, désormais,regarder votre trilogie à la lumière de Cahiers Noirs ?
SE Chacun des cinq films fait sens par lui-même.Aujourd’hui qu’il y a la trilogie et Cahiers Noirs, il est difficile d’ignorer l’un par rapport à l’autre. Les profondeurs de chacun de mes films sont éclairées par l’ensemble de mon travail. Mes films sont faits d’un jeu de répétitions, de couches successives. Je fais et refais toujours le même film mais, en même temps, moi je change.
DA Comment réussissez-vous à travailler sans Ronit désormais ?
SE Je dis à Ronit dans le film « Toi et moi, on ne se dit jamais au revoir, on ne se sépare jamais ». Le silence qu’il y a entre nous est une conversation. Nos silencesdepuis sa mort sont aussi une conversation. On ne cesse de se parler, mais d’une façon qui nous est propre. Durant les nombreuses années que Ronit et moiavons passées ensemble, nous nous parlions à peine. Nous ne nous voyions presque qu’à Paris. À Tel Aviv,nous étions trop accaparés par nos vies respectives. Quand on préparait un film, nous en discutionsensemble mais jamais sur le plateau. On le voit dans Cahiers Noirs : nous échangeons à peine un signe ou un mot quand nous tournons. Le silence actuel est le même que celui qui l’entourait quand elle était là. Il y a toujours eu et il y aura toujours entre nous une conversation ininterrompue. Ceux qui ont perdu quelqu’un qu’ils aiment ont cette conversation intérieure avec les morts, ce dialogue éternel avec ce qui, en nous, appartient à l’autre qui a disparu.