Au premier jour du « déconfinement », le scénario est connu et ne surprend personne. Les salons de coiffure et d’esthétique ne désemplissent pas, comme si, parmi tous les lieux à nouveau accessibles, ils étaient ceux qui nous avaient le plus manqués. On se bouscule pour les retrouver comme s’ils étaient le passage obligé d’un retour au monde, le péage de notre libération.
Les cheveux et les poils, coupés, brossés ou épilés, c’est-à-dire apprivoisés, seraient indéfectiblement liés à notre réintégration à l’univers décloisonné et à la vie partagée.
Comment le comprendre ? Peut-être en acceptant qu’ils représentent l’intime par excellence, ce qui au plus près de soi touche à la fois à la gêne et à la séduction, à l’ultra-personnel et aux codes partagés d’une société. Le contrôle de la pilosité est politique, au sens premier du terme : elle dit notre place dans la cité et la société.
Il en est ainsi dans toutes les traditions. Toutes ritualisent et codifient les usages capillaires, ce qu’il est convenu d’exhiber ou de cacher, ce que telle ou telle coiffe dit de notre statut social. Le cheveu dit toujours la jonction entre les mondes intérieur et extérieur.
Le judaïsme n’échappe pas à la règle. Il définit la chevelure à couvrir d’une kippa, d’une perruque ou d’un chapeau, les payess qui bouclent devant les oreilles de certains, les streimels poilus qui couvrent la tête des autres. Il fixe l’âge ou le jour d’une première coupe de cheveux et prête à certains héros bibliques, comme Samson, une force d’origine capillaire. « Cheveu » se dit Se’ar en hébreu, un mot qui s’écrit exactement comme le mot « porte », ou « ouverture » (She’ar). Le cheveu est le lieu du passage par excellence, l’ouverture entre des mondes.
En parler suscite chez certains un rire un peu nerveux, ou un malaise qu’on tente parfois d’effacer par l’humour. Exactement comme des enfants qui concluent chaque phrase sérieuse, d’un « poil à » quelque chose. Et cette gêne mérite qu’on s’y penche. Elle traduit surtout notre rapport à l’intime en général, ou plus exactement à ce que Lacan nommait l’extime. Par opposition à ce qui reste caché et privé, l’extime est ce que l’on accepte de révéler de ses profondeurs au monde extérieur, une porte qui laisse passer au-dehors ce qu’on aurait pu ou aimé garder en dedans.
En préparant ce numéro de Tenou’a, je n’ai cessé d’entendre tourner dans ma tête un air surgi de mon enfance. « Si un prince charmant ne vient pas m’enlever, je fais ici serment que j’irai le trouver moi-même… » La voix de Catherine Deneuve, sous les traits de Peau d’Âne, chantait cette promesse à mes oreilles d’enfant. Je regardais ce film en boucle et je connaissais par cœur tous les refrains de cette comédie musicale. Et si ce classique disait, par pelage animal interposé, quelque chose de très profond sur la condition féminine ?
La légende de Peau d’Âne est connue de tous : une princesse menacée de violence incestueuse à l’intérieur du palais, prend la fuite, recouverte de la peau d’un animal sacrifié pour qu’elle puisse s’y cacher. Elle cherche l’amour et la protection, loin de chez elle. La beauté éblouissante de l’héroïne prend, pour toute une génération, les traits de Deneuve, et s’abrite derrière les poils sombres d’un animal lourd.
Presque tous les enfants connaissent cette histoire, mais peu nombreux sont ceux à qui on apprend à lire la symbolique pesante de cette vieille légende au pelage équidé. Elle dit, comme de très nombreux contes de notre enfance, que le féminin est censé habiter un palais, une maison ou une ferme, c’est-à-dire la sphère intérieure et domestique de nos existences. Il est placé sous une autorité virile, qui parfois le menace, et son émancipation exige bien des sacrifices.
Dans le conte de Perrault, la princesse souffre d’un étrange symptôme : sa peau est transparente. Elle est comme dépourvue de derme, incapable donc de s’aventurer au-dehors, tant elle est vulnérable. Pour subsister à l’extérieur, elle n’a donc d’autre choix que d’enfiler la peau d’un autre, une couverture qui prend les traits d’un âne, l’animal velu qui incarne par excellence la virilité.
Bien souvent dans l’Histoire, et particulièrement dans les sociétés traditionnelles, la femme est renvoyée à la sphère d’intériorité, au domestique et au caché, c’est-à-dire à l’intime. Son corps est perçu comme a-derme, ou plutôt comme une muqueuse à protéger, c’est-à-dire une membrane poreuse qui ne connaîtrait pas de réelle frontière. On se méfie de sa peau découverte, car s’y énonce tout ce qu’elle pourrait secréter, tout ce qui pourrait s’écouler de son corps dont les limites sont floues. Le corps féminin est souvent perçu comme une menace, comme une exposition à l’extérieur de ce qui devait rester tout intérieur. Rien d’étonnant à ce que les sociétés traditionnelles cherchent toutes à contrôler les frontières du corps féminin, couvrir leur peau et plus encore leur chevelure. Éviter ainsi que l’extime n’expose au-dehors ce qu’il faut cacher pour éviter tout scandale.
La femme à la tête découverte est comme une princesse qui s’aventurerait nue, hors de son château. Elle est bien plus dénudée qu’un homme qui exposerait la même partie de son corps. À même anatomie exposée, une femme est toujours plus nue qu’un homme aux yeux de nombreuses traditions. La pilosité féminine est d’ailleurs toujours perçue comme plus obscène. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder comment les sorcières furent longtemps représentées dans nos livres : leurs cheveux ébouriffés et indomptables disent l’impossible contrôle de leur corps et de leur esprit. Rien n’est plus subversif que cela, pour la société qui les craint.
La pilosité des hommes est, au contraire, dans bien des cultures, la trace de leur pleine légitimité. Barbe, moustache ou longue chevelure sont souvent les attributs des leaders ou des figures d’autorité, tous ceux à qui l’on demande de porter au-dehors la voix de la tradition. Leur richesse capillaire serait proportionnelle à leur compétence à s’exprimer « au-dehors ».
Notre génération a permis à des Peaux d’âne de se débarrasser d’un pelage encombrant et de s’aventurer hors du palais sans déguisement, pour porter leurs voix à l’extérieur. Mais aucun doute que ce voyage reste encore incertain et controversé. Il exige de relire nos histoires et les légendes de nos enfances, avec tendresse et en exerçant un regard critique.
Sur le chemin de cette émancipation, nous le savons : si la liberté ne vient pas à nous, nous faisons le serment que nous irons la trouver nous-même. Dans les salons de coiffure et d’esthétique, aujourd’hui comme à chaque époque, se raconte quelque chose de notre déconfinement mental.