Les conseils lecture : printemps 2018

UN MONDE À RÉPARER LE LIVRE DE JOB, NOUVELLE TRADUCTION COMMENTÉE
(ISABELLE COHEN)

Albin Michel, 2017, 24 euros

Il est peu de textes bibliques aussi brutalement interpellant que Le Livre de Job, qui pose les questions humaines les plus délicates : la théodicée, l’amitié, le libre arbitre, la sanction/rétribution, la justice, le fatum. Job est cet homme prospère et juste, « innocent », puni de sanctions divines terrifiantes que rien n’explique mais qui, pour autant qu’il se révolte contre l’inexplicable, ne remet pas en cause sa foi.

Avec érudition et sensibilité, Isabelle Cohen livre une traduction harmonique et subtile, une interprétation essentielle de ce texte. La poétique biblique imprègne ici une langue riche et ciselée, rythmique, esthétique, à la fois fidèle et audacieuse. Cela seul suffirait à faire de cet ouvrage un incontournable, de ces livres qu’on peut lire et relire sans vivre jamais vraiment la même expérience. Dayénou. Mais ce sont en fait deux ouvrages mêlés que propose ici l’universitaire Isabelle Cohen.

Dix années durant, elle a travaillé cette interprétation et produit un commentaire tant du texte que de son propre travail de traduction. Extraordinaire, ce travail l’est par son hétérodoxie puisqu’il conjugue comme si c’était tout à fait naturel l’exégèse juive classique, l’analyse historique universitaire et l’observation littéraire. Il en ressort certainement l’un des commentaires les plus exhaustifs et passionnants du Livre de Job qui révèle la splendeur littéraire, la délicatesse, l’humanité et la complexité philosophique du texte. Le lecteur assiste au processus interprétatif et se délecte du privilège d’être invité dans ces mondes souvent inaccessibles du savoir et de l’érudition.

ASD

MAMIE ANNA
(CAMILLE SZTEJNHORN & SOPHIE TONNEAU)

« Bien avant d’être une grand-mère, Anna est née. Il y a longtemps, il y a cent ans en fait, cent ans pile. » C’est un tout petit livre qu’on pourrait croire destiné aux enfants. Mais qui pourrait faire grandir bien des adultes. Ce n’est ni un nouveau livre ni un livre que vous trouverez facilement. Mamie Anna est un poème d’une cinquantaine de pages. Avec une douceur infinie, Camille Sztejnhorn raconte la vie simplement, la vie de sa grand-mère, un chemin ardu et souvent douloureux, parsemé de la mort de proches, enfants ou adultes, d’exils, et de voyages, depuis sa Pologne natale jusqu’aux ateliers de confection de Paris en passant par la Russie soviétique. Pour enrober de tendresse la douceur et la douleur du texte, Sophie Tonneau propose des illustrations aériennes et élégantes qui réussissent l’alchimie inouïe de l’infantilité et de la maturité.
Mamie Anna n’est pas qu’un livre, c’est aussi un spectacle et un site Internet grâce auquel on peut se procurer le livre, visionner des lectures musicales publiques et écouter la mélodie chaleureuse de la voix de Mamie Anna.

ASD

LA ROSE DE SARAGOSSE
(RAPHAËL JERUSALMY)

Actes Sud, 2018, 16,50 euros

Il y a du Umberto Eco dans les récits de Raphaël Jerusalmy : l’érudition gourmande, le goût du voyage, le génie de créer des mondes vraisemblables, la quête de la micro-histoire dans la grande, celle avec une grande Hache. Il y a quelque chose d’un Brancusi dans la plume de Raphaël Jerusalmy : écrire comme on sculpte, au burin, pour ne laisser de la pierre, des mots, que le strict nécessaire. Cela donne des romans courts d’une rare intensité, où on se met à aimer les personnages à peine esquissés. La rose de Saragosse, qu’il dédie à ses deux grands-mères, dont l’une s’appelait Rosa, est une très grande réussite, encore une.

Alors que Torquemada, l’immonde Torquemada, veut encore durcir l’Inquisition en traquant les conversos, une perturbation inattendue vient le rendre fou de rage : des caricatures, des gravures signées d’une rose délicate, font rire dans les tavernes de Saragosse et au-delà. Or, on le sait, rien ne fragilise plus un pouvoir brutal que la caricature, la dérision qui en montre un visage risible là où il voudrait inspirer de la peur, du sérieux. Angel de la Cruz, un ancien noble déchu qui traîne avec délices son apparat répugnant et son vieux chien, se met au service de l’Inquisition pour de l’argent et va infiltrer une famille de nobles juifs, les Montesa en espérant, pourquoi pas, gagner sur tous les tableaux. Moralement indifférent, ambigu, de la Cruz est tour à tour, agacé, intrigué, impressionné par la grande élégance de la famille, par la jeune Léa, à la beauté racée et trouble.

À la faveur d’une intrigue menée de main de maître, de la Cruz lui-même va être impliqué dans l’affaire des caricatures.

Ce personnage, bizarrement attachant, semble être une des figures projectives de l’auteur dans son propre livre : dans l’un de ses précédents romans, Les obus jouaient à pigeon vole, il y avait de lui-même dans la figure du poète qui aime faire la guerre.

Ici, Angel de la Cruz, cet indic qui crée des images sublimes en se curant les dents, représente un peu de l’auteur, ou de l’image qu’on s’en fait. C’est la finesse sous la rudesse, la grande sensibilité artistique sans les poses de salon, un certain goût pour le paradoxe, pour la brutalité en son sens d’authenticité, autant d’écarts, de surprises qui rappellent la signature de Jerusalmy. L’artiste de caniveau et la famille de juifs récemment convertis vont se chercher et s’emmêler les pinceaux et la pointe dans un jeu de dupes où il sera question de la force subversive et révolutionnaire de l’art, de l’exil, de l’identité, de l’amour pur et du désir sublimé. Et toujours, du petit grain de sable qui vient perturber les rouages bien huilés de la barbarie, donnant à l’ironie ses lettres de noblesse.

S’il y a quelque chose de juif dans l’écriture de Jerusalmy, dont les textes sont pourtant universels, c’est sans doute dans cette dignité du geste qui fait sens dans un monde déserté par le sens, dans cet humour qui montre que le geste grand peut-être le plus invisible de tous.

En une scène saisissante, dont nous ne parlerons pas afin de ne pas déflorer les nombreux moments d’émerveillements du texte, le roman rend un très bel hommage, peut-être inconscient, à une nouvelle superbe de Stefan Zweig, Les Prodiges de la Vie, autant qu’à un Ambroggio Lorenzetti affublant la Vierge de son Annonciation d’une boucle d’oreille qui était alors, dans la Sienne du XIVe siècle, le signe d’infamie des femmes juives, étoile jaune avant l’heure. La Juive invisible en tant que Juive, mais passée à l’Histoire sous forme d’icône.

La rose de Saragosse représente ce qui dans la littérature est le plus enfantin et le plus abouti à la fois : utiliser l’histoire, l’érudition et l’intelligence pour nous faire écarquiller les yeux, soupirer, retenir notre souffle. Le roman est ciselé comme un bijou et construit comme une tranche de vie augmentée. Jerusalmy est un très grand romancier, qu’on se le tienne pour dit.

Noémie Benchimol*

HERZL, UNE HISTOIRE EUROPÉENNE
(CAMILLE DE TOLEDO & ALEXANDER PAVLENKO)

Denoël Graphic, 2018, 25,90 euros

C’est l’histoire d’un homme qui écrit l’histoire d’un homme qui écrivit l’Histoire. C’est l’histoire d’Ilia Brodsky, enfant mutique, juif chassé de Russie, juif errant comme tant d’autres à la recherche d’une terre et sans doute d’un peu de sens aussi, à ces exils sans fin et ces faims sans lendemains. Avec sa sœur Olga, il traverse l’Europe et rencontre à Vienne un jeune homme étrange, et assimilé, un rêveur, un visionnaire, Theodor Herzl.

Ce roman graphique est une épopée qui débute par la fin, enfin une fin, celle d’Ilia justement qui vient de se suicider et laisse cette note :
« Je m’appelle Ilia Brodsky. Je viens juste de mourir. […] Ma vie et tous ces écrits que je laisse derrière moi n’auraient sans doute aucun intérêt si je n’avais pas croisé dans mon enfance un Viennois célèbre qui a marqué mes jeunes années avant la guerre. Il s’appelait Herzl, Theodor, et sa mère voulait qu’il soit écrivain. Lui parvint à devenir dramaturge, puis journaliste mais, appelé par ses espoirs de grandeur, il se prit à rêver l’Histoire, à écrire l’Avenir. Il imagina un État, une nation où l’on serait beau, fort et bien vêtu. Comme des Français. Comme des Allemands. Tout au long du voyage qui m’a conduit à travers l’Europe jusqu’à Londres, je me suis interrogé sur ce rêve. Ce grand rêve bourgeois de la nation, de l’État. Mais avant toute autre chose, je crois qu’il est important de comprendre d’où je parle, depuis quel exil et pourquoi j’ai finalement décidé de me tuer. Peut-être qu’alors, grâce à mon témoignage, ceux qui sont condamnés à vivre entre les lignes tracées par l’Histoire de la force, de la puissance, auront enfin un pays. »

L’histoire débute en Russie, dont Ilia se souvient comment elle a offert au monde un mot tout à fait russe, pogrom, un mot qui n’est en rien étranger au périple qui s’annonce. Au studio de photographie Herbert qui l’emploie à Vienne, il croise un certain Pr. Freud puis le jeune Theodor Dori Herzl, accompagné de ses parents.

Le récit se dédouble pour raconter ces deux vies, celle archétypique et mélancolique du pauvre Brodsky, jamais vraiment arrivé, toujours un peu réfugié, et celle exaltée et inspirée d’Herzl qui rêve à un État pour les Juifs qui sera « comme la République des Doges, à Venise », où « nous pourrons vivre en hommes libres et mourir en paix », un État avec « un Louvre, une place Saint-Marc ». Ces deux histoires si différentes se rencontrent et se mêlent parce que l’un rêve pour l’autre tandis que l’autre sait grâce à l’un « le rôle que joue, dans l’Histoire, le rêve ».

Ce livre impressionnant de plus de 350 pages est un monument, certainement un peu par sa taille mais bien plus encore par son écriture littéraire et artistique. La langue est ici extrêmement travaillée, précise, aiguisée, jamais ampoulée. Le sens du récit est inouï, haletant même, qui se lit comme un carnet intime qui serait en même temps une biographie historique, qui serait en même temps une intrigue à suspense, qui serait en même temps une chronique de voyage, un recueil de poésie, une tragédie dramatique, un livret d’opéra…

Ce livre est donc un roman exceptionnel, mais il n’est pas que ça. Le dessin d’Alexander Pavlenko est époustouflant de richesse. Sans presque de couleur, il se décline en une harmonie subtile à la fluidité rugueuse, extrêmement immersive, enveloppante. On croirait que c’est la même main qui a écrit le texte et dessiné l’histoire.

Ce Herzl de Camille de Toledo et Alexander Pavlenko est une œuvre qui fascinera tout autant les amoureux d’Histoire que de littérature, de poésie, d’art, de BD ou d’Israël. Si, comme nous, vous êtes tout ça à la fois, nous prenons le pari que ce livre vous accompagnera longtemps.

ASD