Au 7 mars 2021, 40 % des Israéliens ont reçu la seconde dose du vaccin Pfizer-BioNtech. Dès lors, ces heureux élus peuvent enfin « éteindre la télévision et reprendre une activité normale » ou, du moins, se détourner temporairement de l’actualité sanitaire moribonde pour s’adonner aux plaisirs de la vie sociale. Israël a mené une campagne de vaccination fulgurante, à l’issue d’un accord de partage de données biomédicales conclu avec les laboratoires Pfizer-BioNtech. L’État hébreu s’est engagé à fournir des données relatives à l’efficacité du vaccin et à d’éventuels effets secondaires indésirables en échange de livraisons massives et continues. La rapidité de la campagne vaccinale israélienne a suscité l’admiration de nombreux pays, notamment en Europe où la stratégie d’achats groupés de l’UE s’est heurtée à de nombreuses difficultés logistiques et politiques. La campagne israélienne a également provoqué l’indignation de plusieurs observateurs internationaux qui reprochent aux dirigeants israéliens de contrevenir au respect du secret médical et de délaisser les habitants des territoires palestiniens, contraints d’attendre l’aide du système Covax de l’Organisation mondiale de la santé. Si la santé relève de la compétence de l’Autorité palestinienne, l’immunité de masse ne sera atteinte qu’au prix d’une campagne de vaccination globale et dépouillée de considérations géopolitiques. Un enjeu de taille dont le gouvernement israélien semble avoir pris la mesure puisqu’il s’est engagé à fournir des vaccins à l’Autorité palestinienne à compter de la fin du mois de février.
Le succès israélien a provoqué quelques remous dans les rangs des complotistes, sans toutefois provoquer ce déferlement de haine antisémite que l’on pouvait redouter. Si un élu portugais a suggéré par le biais de son compte twitter que « la domination financière juive » avait catalysé la campagne de vaccination israélienne, c’est au sein même des communautés juives ultraorthodoxes israéliennes et nord-américaines que les théories complotistes ont le plus activement circulé. Ces rumeurs véhiculent non sans ironie une accusation souvent proférée à l’encontre des Juifs : la commercialisation des vaccins serait une manœuvre visant à enrichir les laboratoires pharmaceutiques et les vaccins seraient à l’origine de problèmes d’infertilité (des rumeurs aux conséquences potentiellement désastreuses quand on sait combien la maternité et la procréation sont centrales chez les ultraorthodoxes). La France n’est pas en reste. Sa campagne vaccinale s’est heurtée à de nombreux obstacles qui tiennent tant à l’impréparation logistique et à la communication hasardeuse de ses dirigeants qu’à la méfiance – heureusement déclinante – d’une partie de sa population envers les vaccins. En revanche, les réactions antisémites ont été, à ma connaissance, peu nombreuses. Si une liste de dirigeants politiques et professionnels de santé juifs a bien circulé sur les réseaux sociaux, la théorie d’un « complot des blouses blanches » s’est vite tarie. Les actes de violence antisémites n’ont pas redoublé d’intensité en France en 2020. Les théories complotistes n’ont toutefois pas attendu la Covid-19 pour proliférer, investir le débat public et infléchir les comportements individuels et collectifs.
Ces rumeurs puisent leurs racines dans un répertoire argumentatif ancien. L’inoculation variolique est un procédé d’atténuation de la virulence de la variole conçue dès le xie siècle en Orient et en Asie1. Introduite en Grande-Bretagne à la fin du XVIIIe siècle, la variolisation divise alors la communauté scientifique et polarise l’« opinion publique ». On reproche aux inoculateurs de vouloir faire fortune en pratiquant de coûteuses inoculations. Les médecins rejettent cette pratique orientale qui a pourtant fait les preuves de son efficacité, mais dont ils ne comprennent pas le fonctionnement immunitaire. L’essor de la médecine préventive alimente également des débats d’un genre nouveau. Les médecins s’interrogent sur le fait de savoir s’il est éthique d’inoculer la variole à un sujet sain et d’introduire un agent infectieux dans un corps qui n’y a pas encore été exposé. Lors de la mise au point de la vaccine en 1796 puis du vaccin contre la rage par Pasteur un siècle plus tard en 1885, d’autres professionnels s’insurgent contre le fait que l’on transmette une maladie animale à l’homme. Ainsi, dès les xviiie et xixe siècles, les « antivax » s’opposent à l’inoculation variolique, puis au vaccin, invoquant divers motifs pseudoscientifiques (ces procédés sont-ils inefficaces ?) ou religieux (puis-je lutter contre la volonté de Dieu ?). Certains « vaccino-sceptiques » rejettent la théorie des germes et les règles de l’immunologie. D’autres jugent la variolisation « anti-naturelle ». Ainsi, dans L’Émile, Rousseau estime que le corps doit naturellement faire l’épreuve de la maladie pour s’endurcir. S’il pense, du reste, que la meilleure manière de se prémunir contre les maladies est de s’y exposer, il valide en creux le principe de la vaccination… Un raisonnement que l’on retrouve aujourd’hui chez des antivax notoires, comme les membres de QAnon.
Enfin, l’un des arguments récurrents des mouvements « anti-vaccins » témoigne d’une vive défiance vis-à-vis des institutions étatiques, jugées intrusives, liberticides et totalitaires. En France, l’épidémie de choléra de 1832 est attribuée à des notables qui auraient cherché à empoisonner le peuple. Autant d’accusations réinvesties et renouvelées lors la crise du coronavirus, avec l’idée selon laquelle une puce 5G serait implantée dans le corps des vaccinés et que leurs données biologiques seraient collectées et commercialisées à leur insu… La crise mondiale suscitée par la pandémie de Covid-19 engage à relire Michel Foucault, qui avait fait du « processus d’étatisation du biologique », du « biopouvoir » et de la « gouvernementalité des corps » ses principaux objets d’études. Elle incite à repenser notre système de santé publique, longtemps négligé au profit d’une médecine curative peu au fait des approches populationnelles de la santé. Elle invite enfin à s’interroger sur la dimension éthique du geste vaccinal, qui protège son récepteur, ses proches et la communauté nationale au sein de laquelle il évolue et dont il a pour partie la responsabilité.
1. Françoise Salvadori et Laurent-Henri Vignaud,
Anti-vax, La résistance aux vaccins, du XVIIIe siècle à nos jours, 2019, Vendémiaire.
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