Nous nous sommes rencontrés il y a trente-cinq ans, en classe de troisième, au lycée Buffon, à une époque où je n’imaginais pas que je deviendrais adulte et qu’un jour viendrait où je serais moi-même un enseignant beaucoup plus vieux que ses élèves. Ce jour a fini par arriver. L’une de nos filles est entrée en troisième cette année.
Vous avez été mon professeur de grec ancien pendant deux ans. Vous étiez déjà assez âgé à l’époque. Je me rappelle l’alphabet et quelques mots (ὁ κόραξ, le corbeau ; τὰ ζῷα τρέχει, les animaux courent), mais j’ai oublié tout ce que vous nous aviez patiemment appris, et c’est Internet qui supplée à ma mémoire pour faire renaître votre enseignement :
ἡ ἀλήθειᾰ (la vérité)
NOMINATIF ἀλήθειᾰ
VOCATIF ἀλήθειᾰ
ACCUSATIF ἀλήθειᾰν
GÉNITIF ἀληθείᾱς
DATIF ἀληθείᾳ
Vous ne seriez pas content de moi et vous auriez raison. Le cancre que le bon élève est devenu n’est même pas capable de réciter ses déclinaisons, contrairement au chœur d’enfants dans la chanson de Jacques Brel, qui sait au moins ânonner « Rosa, rosa, rosam ».
Ma mère, comme vous agrégée de lettres classiques, avait préféré pour moi le grec au latin, par amour d’Eschyle autant que par stratégie scolaire. Elle m’avait formé par avance. De fait, j’ai débarqué dans votre classe avec mon petit baluchon de culture familiale (Gaïa, Ouranos, les Titans, les dieux de l’Olympe) et cette cuistrerie qui vous fait dire Aphrodite plutôt que Vénus, Héraclès plutôt qu’Hercule. Car Athènes était plus élitiste que Rome. Le latin nous a donné « maximum », « recto verso » et pas mal d’autres mots, mais le grec nous a donné « acoustique », « géophysique », « paradigme » et « zeugma ».
J’ai eu pour vous un coup de foudre, une de ces révélations comme il en existe peu dans une scolarité.
Si les leçons se sont effacées, le message est resté gravé en moi : votre admiration pour la Grèce antique, votre amour de la culture, votre respect pour Socrate, Platon, Hérodote, Thucydide, Sophocle, Léonidas et surtout Solon, le fondateur de la démocratie athénienne au vie siècle, dont vous aviez entouré d’étoiles le nom au tableau :
* * *
* Solon *
* * *
Vous disiez souvent que les Grecs ont « tout inventé », la démocratie, le théâtre, la philosophie, les mathématiques, l’astronomie, l’histoire (vous auriez pu ajouter l’esclavage et la misogynie), et j’étais impressionné par ce que notre modernité doit aux millénaires, à ces cités-États qui sont aujourd’hui des bourgades endormies, Sparte, Argos, Thèbes.
Dans votre classe, nous apprenions beaucoup, mais nous riions aussi, parce que vous étiez un enseignant drôle aux yeux pétillants de malice, indulgent avec les mauvais, exigeant avec les bons, conteur-né dont les anecdotes prenaient la forme de réflexions, et vice versa. Nous suivions vos cours comme autant d’exercices spirituels.
Mon meilleur ami, qui partageait mon pupitre dans votre classe, affirme que je copiais sur lui pendant les contrôles, parce que, déjà, je ne savais pas mes déclinaisons, ἀλήθειᾰ, ἀλήθειᾰ, ἀλήθειᾰν… Calomnie ! Je sentais que vous m’aimiez bien. Lors de votre pot de départ à la retraite, c’est à moi qu’est revenu l’honneur de prononcer votre éloge au nom de tous les élèves du lycée.
Je me souviens de vos costumes en tweed, de votre élégance, de vos propos mesurés, de vos promenades sur l’estrade. Vous étiez mince comme un rameau d’olivier, sec comme un été sur le Péloponnèse.
Plusieurs années après avoir quitté le lycée Buffon, alors que j’étais en classe prépa, je vous ai dévotement envoyé des cartes postales. Il y est question de mes résultats scolaires, de mes espoirs littéraires, de mes lectures, de mes voyages. Ces lettres se distinguent par une pédanterie ampoulée qui me fait honte aujourd’hui. Comme si l’absence de simplicité m’avait promis le succès dans la khâgne de-Sartre-et-Nizan :
Je revois les splendeurs achéennes avec un plaisir toujours vif, et le même ébahissement me saisit quand je songe au génie du peuple grec.
Je me vautre avec délices exquises dans le farniente.
Maintenant que le faix des ans me courbe l’échine, je me retourne volontiers vers mon passé.
Un vil et banal thuriféraire vous eût platement présenté « ses vœux pour la nouvelle année ».
Le temps a passé. Je suis devenu père ; vous, arrière-grand-père. Au début de l’année 2021, âgé de quarante-sept ans, j’ai reçu – surprise – un mail de vous, avec toutes mes cartes postales de jeunesse numérisées. Il commençait par ce dégradé d’appellations, de la plus protocolaire à la plus amicale :
Cher Monsieur, cher Jablonka, cher Ivan,
Tout en m’apportant des bribes du passé, vous me donniez du φίλτατε, ce qui signifie à peu près « très cher ». Après tout, je n’étais plus un collégien, mais un professeur, un collègue en somme. Et puis j’avais vieilli.
Nous avons échangé quelques mails. Vous m’avez offert un aperçu de votre vie quotidienne, moi qui ne l’avais jamais approchée, ni même imaginée, car un professeur est une sorte d’idéal détaché du réel :
J’ai quatre-vingt-dix-sept ans, mon épouse aussi, avec soixante-douze années de mariage. Mes jambes vacillent, mais ma tête pense.
Un autre de vos mails se terminait par un double hommage au législateur admiré et à l’épouse de Périclès, une femme respectée pour son érudition :
Honneur à Solon et à Aspasie !
Cher Monsieur Lavoux, vous ne lirez pas cette lettre d’amitié et de gratitude, car vous êtes décédé il y a quelques mois, en mai 2021, « vaincu par le covid », selon l’expression de votre fils. Vous avez eu une belle vie, cinq petits-enfants, trois arrière-petits-enfants, ainsi que des milliers d’élèves reconnaissants. J’ose dire que vous êtes mort en sage.
Vous m’aviez avoué, dans une réponse à l’une de mes cartes envoyée de Mycènes, que vous n’étiez jamais allé en Grèce.
Sans le vouloir, vous avez été la source de mes premiers émois intellectuels. Vous m’avez donné la preuve que l’histoire se raconte et que la connaissance peut s’appuyer à la fois sur la rigueur et sur l’humour. Vous avez été un modèle de droiture, sinon de modestie – une sorte de grand-père bien français et solidement cultivé.
Parce que vous incarnez pour moi la foi dans le savoir, la passion de la transmission, le goût du raisonnement et de la logique, autant de choses intimement liées à l’école et à ma famille, je voudrais, si vous le permettez, vous judaïser un peu en recommençant cette lettre :
Cher rabbi Lavoux, de mémoire bénie,
Et c’est aussi mon enfance qui recommencerait.