Le chapitre 19 des Rois I, nous livre l’histoire poignante du premier guide religieux démissionnaire de l’histoire. Le prophète Élie, fervent défenseur de la foi juive, avait livré une bataille théologico-politique sans merci face au couple idolâtre, Achab et Jézabel, qui régnait sur Israël. L’affrontement suprême, qui avait opposé les faux prophètes du Baal, représentant de la religion d’État, au prophète Élie, s’était terminé par la victoire théologique du dernier. Mais, lorsque la joute arrive à sa fin, Élie réalise que l’ego des rois humains surpasse leurs préoccupations théologiques. Sur cette terre injuste, on n’humilie pas un roi sans en payer le prix, fusse pour défendre le Roi des rois.
Élie est un prophète, mais c’est aussi un homme. Abandonné par tous, il attend légitiment l’aide du Ciel, auquel il a consacré sa vie. Mais Dieu s’absente, se tait, et cette apparente indifférence divine suscite chez notre prophète une nouvelle colère, une nouvelle envie de querelle, cette fois vis-à-vis de Dieu. Élie fait alors un choix qui exprime toute la beauté de son désespoir spirituel et de ses reproches au divin :
Élie se leva et partit pour sauver sa vie. Il arriva à Beer-Shéba, une ville qui appartient à Juda, et il y laissa son serviteur. Quant à lui, il marcha toute une journée dans le désert, puis il s’assit sous un genêt et demanda la mort en disant : « C’est assez ! Maintenant, Éternel, prends-moi la vie, car je ne suis pas meilleur que mes ancêtres. »… il marcha 40 jours et 40 nuits jusqu’à la montagne de Dieu, jusqu’à Horeb. Là, il entra dans la grotte et y passa la nuit.
Rois I 19
La fuite d’Élie peut nous rappeler à première vue celle du prophète Jonas. Mais Jonas fuyait précisément la parole divine, refusant la mission qui lui était impartie. Élie, au contraire, semble chercher Dieu une dernière fois à Horeb, autre nom du Mont Sinaï, pour lui déverser sa colère et sa déception.
Élie retourne à l’origine, là où, nous dit le Midrash, Dieu épousa symboliquement son peuple. Que veut exactement Élie ? Démissionner de son rôle de prophète ? Exiger la répudiation d’Israël ? Répudier lui-même ce Dieu absent et insensible ? Le voilà qui déroule ses chefs d’accusations :
J’ai déployé tout mon zèle pour l’Éternel, le Dieu de l’univers. En effet, les Juifs ont abandonné ton alliance, ils ont démoli tes autels et ont tué tes prophètes par l’épée. Je suis resté, moi seul, et ils cherchent à m’enlever la vie.
Une chose est certaine : Élie est épuisé et refuse de se faire violence en adoptant une hypocrite clémence pour son peuple égaré. Abraham avait imploré Dieu d’épargner les habitants de Sodome et Gomorrhe, Moïse avait défendu avec hargne les Hébreux qui l’avaient trahi, mais Élie est à bout et n’y arrive plus. Sa détresse trop humaine trouvera aisément un écho chez tout celui qui a un jour questionné sa vocation, face à l’ingratitude de trop, l’échec de trop. Que demande Élie si ce n’est justice et empathie divine ?
Mais qui accuse-t-il ? Ses mots, son cri, résonnent à la fois comme ceux d’un conjoint trahi et ceux d’un père déçu. Est-ce Dieu, époux occupé et absent, qui oublierait ses prophètes ? Est-ce le peuple, enfants ingrats et en conflit ouvert avec l’autorité ? Le Midrash (Shir Hashirim Rabba 1, 6), toujours audacieux, ose présenter Dieu à la fois comme juge et accusé :
Élie dit : – « Les juifs ont abandonné ton Alliance » –
Dieu lui dit : « Mon alliance, pas la tienne ! » « Ils ont démoli tes autels » – « Mes autels, pas les tiens ! »
– « Ils ont tué tes prophètes » – « Mes prophètes ! En quoi cela te concerne-t-il ? »
Dieu met des limites à l’identification exacerbée d’Élie envers lui. Mais surtout, il rétablit les rôles et les fonctions. Mes prophètes ! En quoi cela te concerne-t-il ? Lance Dieu d’une façon cinglante.
De deux choses l’une, soit Élie remplit ses fonctions prophétiques, dont celle de guider et défendre son troupeau, soit celui-ci renonce à son rôle, et de quel droit s’offusquerait-il du manque de poigne divin ? Ainsi, Élie n’est pas véritablement démissionnaire, et Dieu l’a bien compris. Il voudrait quitter sa fonction mais celle-ci l’habite de façon consubstantielle à son identité. Sans son rôle de passeur auprès du peuple d’Israël, Élie est perdu.
L’histoire d’Élie connaît cependant un Happy End post-biblique. Dans la tradition rabbinique, le prophète assoiffé de justice se transforme étonnamment en Père Noël juif, figure paternelle et chaleureuse qui participe au séder de Pâques et ne manque jamais une circoncision. Celui qui accusait Israël d’abandonner l’Alliance et qui avait abandonné sa pastorale est devenu le témoin de l’Alliance. Certes, les Juifs ont le sens de l’humour, mais surtout, ils savent reconnaître dans la figure d’Élie la beauté d’un amour passionnel, taché de sang. Qui mieux qu’Élie pour témoigner de l’irrémédiabilité d’une alliance ? De la douleur d’y rentrer, de la difficulté à la garder, du désir d’en sortir et de l’impossibilité existentielle de s’en déprendre ?
L’Alliance, comme le poste prophétique, est un espace sans dehors. Un espace qui n’empêche pas les protestations, parfois polémiques, mais auquel nous appartenons de tout notre être, quoi qu’on y fasse.