Je dois avouer ma grande perplexité devant le fait qu’un juif orthodoxe soit le créateur de cette phrase terrible, devenue le man- tra des conservateurs à travers le monde: « Les faits n’ont rien à faire de tes sentiments » (Facts don’t care about your feelings).
Rien ne me paraît moins juif que cet objectivisme for- cené faisant passer l’indélicatesse et les humiliations pour de l’amour de la vérité. Quand on est juif, et qui plus est attaché à la Loi, on doit savoir que l’attention à l’autre est une vertu suprême. Que même les morts ont des sentiments, la plus importante d’entre elle, selon les sources, étant la douleur de n’être plus vivant (sic !).
Rappeler à un mort qu’il est mort, ce qui est tout de même, vous en conviendrez, le summum de la trivia- lité, est précisément ce qu’il est interdit de faire.
Parce que dans la tradition juive, si les faits ne sont pas sensibles, les hommes qui les énoncent, eux, ont le devoir éthique et religieux de l’être.
Pour comprendre cette surprenante idée, il faut revenir à cet aphorisme des Proverbes 17,5: « Railler l’indigent, c’est outrager son Créateur » (lo’eg larash heref ’oseou) עושהו חרף לרש לועג.
Le verset semble faire référence au pauvre économique, à celui qui n’a pas de moyens de subsistance matériels. Le Metzoudat David y lit l’attitude répréhensible de celui qui rend le pauvre responsable de sa pauvreté. Tout ressemblance avec les discours d’humiliation des pauvres – ils dépensent trop, ils ne savent pas gérer leurs bien comme il faut – n’est évidemment pas fortuite.
Ce verset des Hagiographes, a priori purement éthique, va être relu avec des lunettes juridiques par les Sages du Talmud. Et lo’eg larash de devenir sous leur plume un concept halakhique interdisant d’humilier par l’ostentation quelqu’un ne pouvant faire certaines mitsvot, (par excellence le mort, qui lui, ne peut plus en faire aucune).
Ainsi, le Talmud Babylonien, Berakhot 18a, cite une source tannaïtique extérieure à la mishna (une beraïta): « Un homme ne doit pas marcher dans un cimetière avec ses phylactères sur la tête et un rouleau de Torah dans les bras ni lire dedans. Et s’il le fait, il enfreint l’interdit de « Railler l’indigent, c’est outrager son Créateur » ».
Alors, quel est le point commun entre le pauvre et le mort, qui a pu justifier cette réinterprétation talmudique ?
Je dirais: L’impuissance à cacher et à sortir de ce que le philosophe Giorgio Agamben appelle la vie-nue et que nous pouvons décliner pour le disparu en mort-nue. Ce fait brut d’être renvoyé, comme sous une lumière crue et cruelle, à sa condition irrémissible1 . Il faut ajouter l’impuissance à la réciprocité. Car le pauvre ne peut que recevoir et difficilement donner. Le mort quant à lui ne peut que recevoir. C’est le sens d’une explication du terme Hessed Veemet, bonté et vérité, employé par Jacob à Joseph: quand je serai mort, rien ne t’obligera à faire ce que je t’ai demandé, et je ne peux même pas te tenir par une réciprocité. Donc il s’agira de bonté pure, de vérité.
La puissance financière, ainsi que la simple capacité à faire des mitsvot, sont toutes deux, on le voit, porteuses d’une puissance d’humiliation qui dit à celui qui en est dénué: Je peux alors que toi, tu ne peux pas. Le rapport intime qui lie la nudité des corps, le dénuement économique et le sentiment de honte vient de là.
Honte, pour le miséreux, d’être incapable de signifier au monde social qu’il fait partie de ses couches privi- légiées par son apparence, son vêtement2 .
Honte, pour le mort, de n’être qu’un cadavre pourrissant ne pouvant plus faire signe vers le Très-Haut par les gestes rituels ornementaux3 .
Plus loin dans la page, le texte nous rapporte une histoire de Rabbi Hyyia et Rabbi Yohanan marchant dans un cimetière qui éclaire cette dimension d’osten- tation interdite de l’homme portant les vêtements et objets rituels:
Une frange azur des franges rituelles de Rabbi Yohanan traînait par terre et Rabbi Hyyia lui dit : « Range-la, afin que les morts ne disent pas “Ceux qui vont nous rejoindre demain nous insultent aujourd’hui” ».
Rabbi Hyyia avertit son compagnon de route de l’indélicatesse de son attitude.
Tout se passe comme s’il fallait, alors qu’on pratique ces mitsvot liées au vêtement, au tissu, faire attention à ne pas les transformer en ornement, en célébration de soi, en oubli de la finitude de notre condition. Comme s’ils ne pouvaient pas, sans contredire leur nature d’objets-mémoires, se transformer en objets-oublis.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard, si ce principe de lo’eg larash est à l’origine de l’usage d’enterrer les hommes juifs avec un tallit pourvu de franges rituelles. Pourquoi enterrer les morts avec un tallit ? Afin de ne pas les différencier des vivants, répond le Talmud.
Maïmonide, dans son code de loi, le Mishné Torah, ne mentionne pas cet usage, ne parlant que de l’ins- titution rabbinique d’utiliser des linceuls de lin blanc peu chers, afin, cette fois, de ne pas faire honte aux indigents qui ne pouvaient enterrer leurs morts dans des linceuls de linge fin et délicat. Afin, si l’on veut, que ce grand égalisateur qu’est la mort ne fasse pas perdurer les inégalités socio-économiques par-delà sa survenue.
Linceul blanc uni et peu cher ou tallit: malgré les différences, les deux ont à leur origine la même intuition éthique fondamentale. Être là pour couvrir (les corps et la honte) mais surtout pour ouvrir (l’esprit à son propre dénuement/dénudement).
Dans son très beau texte consacré au tallit, Azur et Cendres 4 , le philosophe de l’art Georges Didi-Huberman décrit parfaitement cette dialectique:
« Couvert d’azur signifierait donc : ouvert à la mémoire (l’exil, le sacrifice, l’alliance, la gloire). Cela signifierait, qui accède au juste regard : le regard mémoire, grâce aux filtres de la Loi – les franges sont ce filtre, cette grille, ce treillis –, permet de discerner, de ne pas se perdre dans les rets – autres franges – de la chair »
Le Tallit, comme le Linceul, révèlent (au sens photographique) une vérité inoubliable, quoique oubliée: nus, nous sommes tous égaux. Le vêtement, dans la scène édénique d’après la faute, est un substitut fait de peaux à la peau humaine. On sait aussi que la peau est une métaphore du support d’écriture (les textes sacrés ne sont-ils pas écrits sur des parchemins de peau?)
Or, la peau humaine doit rester nue. Vierge de toute image ou de toute écriture. C’est une règle de droit: il est interdit de tatouer sa peau (issour ketovet qa’qoua). Le philosophe Slavoj Zizek suggère une jolie piste pour expliquer le tatouage. On se fait tatouer, affirme- t-il, provocateur, par pudeur. Tatoué, on n’est ainsi plus jamais nu. On porte sa peau comme un vêtement puisqu’il est marqué, bariolé.
Dans cette perspective, l’interdit du tatouage pourrait avoir comme signification symbolique la nécessaire persistance de la nudité comme impuissance. Sous nos vêtements, mais même par nos vêtements, sociaux, religieux, uniformes faisant, qui le riche qui le pauvre, qui le rabbin, qui le pouilleux, il nous incombe de rester nus métaphysiquement.
Comme un rappel à notre humanité partagée, comme une invitation à la délicatesse et l’attention aux autres. C’est ainsi, je crois, qu’on sert Dieu.
1. Quand Jacob rencontre sa cousine Rachel, Rashi indique (Genèse 29,11) qu’il n’avait aucun présent à lui offrir, contrairement au serviteur d’Abraham quand ce dernier était allé chercher une femme pour Isaac, le fils de son maître.
L’explication provient d’un midrash qui explique qu’Esaü avait envoyé son fils Eliphaz tuer son frère Jacob. Afin d’y parvenir sans faire mourir Jacob, ce dernier propose à Eliphaz de le dépouiller de tous ses biens. Ainsi, il serait considéré comme mort. Le nu est comme mort parce que le mort est nu.
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2. Le rapport du vêtement à l’honneur, au personnage social et public de chacun est d’ailleurs très prégnant dans la tradition juive. Le vêtement est parfois appelé « honneur » (jeu sur les mots kessouto/kevodo qui joue sur la proximité visuelle entre le samekh et le beit), les vêtements pris en gage (begadim havoulim) pour dettes doivent être rendus avant la nuit aux débiteurs afin qu’ils ne connaissent pas le froid et l’angoisse d’être dénudés.
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3. Phylactères: boîtiers et lanières de cuir enroulées autour des bras. Rouleau de Torah: peau animale parcheminée et écrite, vêtue elle aussi de couvertures, manteaux, robes, bijoux.
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4. Dans le volume Ouvrir Couvrir, dirigé par Jessica Vaturi, Verdier, 2004
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L’auteure remercie Nissim Belhassen pour sa relecture et ses suggestions.