Antoine Strobel-Dahan: Le récit historique a toujours représenté un segment important dans le domaine de la BD. Pourquoi, selon vous, ce support, se prête-t-il si bien à raconter l’Histoire ? Et pourquoi la période de la Seconde guerre mondiale est-elle si présente ces dernières années, notamment dans le roman graphique ?
Moïse Kissous: Comparativement au cinéma, il est beaucoup moins cher de produire une BD historique qu’un film ou un téléfilm historique. La BD permet des reconstitutions ambitieuses avec peu de moyens, elle permet de visualiser et de plonger dans des univers passés que la seule description narrative pourrait peut-être moins bien restituer. Il est vrai qu’il y a une évolution forte des propositions sur la période de la guerre.
La BD historique n’est pas nouvelle : dans les années soixante-dix – quatre-vingt, il y avait profusion de BD historiques qui traitaient de grands moments et de grands personnages de l’histoire de France, avec par exemple les grandes collections qu’on connaît encore chez Larousse ou Glénat. Mais depuis dix ans, en effet, on assiste à l’explosion du roman graphique de non-fiction et, à l’intérieur de cette catégorie, une offre profuse d’ouvrages qui traitent de la Seconde guerre mondiale, de ses personnages majeurs, des résistants en particulier. Ce grand intérêt pour cette période et ceux qui l’ont incarnée est partagé par les lecteurs.
Il n’est pas évident de savoir pourquoi maintenant. Mais c’est peut-être parce qu’on a moins de témoins aujourd’hui et qu’on ressent d’autant plus le besoin de rendre compte de ceux qui vivent encore ou de rendre hommage à ceux qui sont disparus depuis peu, une forme de sentiment d’urgence de raconter des choses avant qu’elles ne s’oublient.
Dans quelques cas, ce sont des rescapés qui racontent leur histoire à des auteurs, comme notre BD sur le Chambon-sur-Lignon. Chez des confrères, on le voit avec la BD sur Ginette Kolinka ou celle sur Madeleine Riffaud. Mais il est vrai que c’est de moins en moins le cas.
L’arrivée du roman graphique a permis aussi d’aller plus au fond. Après les albums BD classiques que nous connaissions, le roman graphique est arrivé, plus dense, plus épais, à commencer par Maus de Art Spiegelman aux États-Unis ou Persepolis de Marjane Satrapi en France et a ouvert un nouveau champ de création.
ASD: Vous parliez du cinéma, qui coûte plus cher à produire que la BD. Mais le cinéma peut également poser un autre problème : celui de la représentation, qui est souvent reçue avec méfiance. La BD permet-elle de représenter sans prétendre « montrer » et éviter ainsi l’écueil du « on ne peut pas représenter la Shoah » ?
MK: C’est un vaste sujet. J’ai des grands-parents qui ont été dans les camps, qui se sont même connus là-bas à Buchenwald, et quand ma grand-mère nous racontait les choses, elle ne le faisait pas pour nous protéger, elle racontait les choses telles qu’elles se sont passées, telles qu’elle les a vécues, parce qu’elle avait à cœur de témoigner. Je comprends le souci de certains qui parlent de « pornographie » dans la manière parfois de représenter la Shoah, qui peuvent avoir le sentiment d’un manque de dignité dans les représentations, mais j’avoue ne pas avoir une opinion tranchée là-dessus. Ce qui m’importe, d’abord, c’est qu’on en parle. Il y a malheureusement aujourd’hui des enquêtes qui sortent et qui laissent entendre qu’il y a chez certains jeunes un renouvellement du doute, des interrogations quant à la réalité de la Shoah. Donc je respecte le fait que certains puissent se sentir moins à l’aise avec certaines formes de représentation, mais pour moi, l’essentiel, c’est d’en parler. En tant qu’éditeur, je ne donne pas de consignes à nos auteurs sur la manière de représenter les choses, d’abord parce que je suis à l’écoute de leur vision et que je veux laisser le choix aux artistes de choisir leur mode d’expression. Même si j’ai bien conscience qu’un dessin peut être dérangeant, qu’un dessinateur peut proposer une image aussi dérangeante et parfois même plus qu’un réalisateur, parce que le dessin est imprimé, il ne passe pas de façon fugace comme une image volatile de film.
ASD: J’ai été très marqué par un livre absolument exceptionnel, KZ, Dessins de prisonniers de camps de concentration nazis (lire p. 30), du poète italien Arturo Benvenuti, fruit d’un travail de plus de trente ans de recueil de dessins faits dans les camps et ce sont parfois des dessins extrêmement violents. Quels sont les ouvrages emblématiques de votre maison et comment celui-ci vous est-il parvenu ? Et quel avenir imaginez-vous pour ce segment ?
MK: C’est finalement assez simple. Ce livre a été publié par un éditeur italien et, quand je l’ai découvert, j’ai voulu le publier. Ce livre sort effectivement du champ de la bande dessinée, c’est un recueil d’illustrations. En 2021, pour marquer les 10 ans de la maison Steinkis, nous avons republié Jan Karski, et Tsiganes parmi d’autres titres emblématiques, parce que nous avions à cœur que ces sujets soient à nouveau mis en avant, qu’on puisse les proposer aux nouvelles générations et les rendre visible.
Nous sommes assez orientés sur les biographies, avec notamment le gros succès de la biographie sur Simone Veil. Mais pas uniquement : Ceux du Chambon a rencontré un beau succès et nous en sommes ravis. C’est dû bien sûr au savoir-faire du scénariste, Matz, et à sa rencontre avec le témoin, Étienne Weil, qui lui a raconté son histoire, mais aussi à ce récit que tout le monde ne connaît pas, l’histoire de ce village incroyable, seul « village juste » de France. Et puis dans la maison jeunesse du groupe, Jungle, il y a la série Le réseau papillon qui met en scène un groupe de jeunes résistants. Et dans la même maison, le très beau Un grand-père tombé du ciel, adapté du roman de Yaël Hassan, raconte une transmission pas évidente au départ.
Il y a actuellement une offre importante sur ces sujets. Et je crois que tant que nous aurons des personnages forts et des histoires incroyables, et malheureusement la guerre en a créé beaucoup, il y aura uns production d’ouvrages. L’an prochain, par exemple, nous sortirons un ouvrage sur deux capitaines de l’équipe de France de football dans les années trente, qui se sont comportés de manières très différentes, l’un était un sale type, l’autre qui a été résistant, ce sont des destins passionnants comme la période en recèle tant. Et puis, de par cette expérience, à Steinkis, nous nous intéressons beaucoup aussi aux autres expériences d’exils, de migrations, de persécution et de génocides. Nous nous apprêtons par exemple à publier un ouvrage sur les époux Gauthier, qui traquent les génocidaires hutus qui vient tranquillement en France ou à l’étranger.