Mes enfants,
Je vous écris, alors que vous n’êtes pas encore nés et que vous ne naîtrez probablement pas avant plusieurs années. Je vous écris parce que – avec ma tendance naturelle à la rêverie et à l’anxiété – je me pose déjà mille questions à votre sujet. Mille questions, et une en particulier : celle de votre judéité.
Cette question se pose avec d’autant plus d’acuité que j’ai moi-même été élevée dans une famille où les traditions s’étaient étiolées. Alors je m’interroge : pour- rai-je vous transmettre des pratiques dans lesquelles je n’ai pas baigné ? un shabbat que je n’ai jamais observé ? des prières que j’ai si rarement récitées ? Et, dans ce contexte, la transmission de ma judéité est-elle possible, est-elle même envisageable, si votre père ne l’a pas en partage ?
J’ai toujours trouvé très parlant le dicton rabbinique selon lequel est juif, non pas celui dont la mère l’est (ce qui serait presque trop facile!), mais celui dont les enfants, voire les petits-enfants le seront. Autrement dit, celui qui assure une continuité dans la transmission à travers la chaîne des générations. Or cette continuité, pourrai-je, seule, l’assurer ? Pourrai-je vous transmettre assez de ma judéité pour que vous, vous en soyez à votre tour les passeurs, si votre héritage n’est qu’un héritage « à moitié » ?
Cette question m’a souvent tourmentée, mais soyez rassurés : j’ai au fond l’intime conviction que ce qui doit vous être transmis le sera. La certitude profonde que, quelles que soient les croyances de votre père, ses origines et sa foi, je saurai vous transmettre ce qu’il y a de juif en moi. Parce que le judaïsme n’est pas qu’un morceau de mon identité, séparable des autres et que je pourrais m’abstenir de vous léguer. Il en est la matrice même, la trame du tissu dont je suis faite, et dont vous serez aussi faits. Et parce que j’y suis fondamentalement attachée, je veillerai de près à ce que cette trame continue d’être tissée.
Ce que je vous transmettrai, ce seront d’abord des goûts. Le goût du gâteau au fromage et des boulettes de matsa, bien sûr, mais surtout le goût du débat, le goût et l’art de toujours tout questionner, de couper les cheveux, non pas en quatre, mais en 4 x 4 x 4 x 4 au cours d’interminables dîners, dans une quête de vérité aussi vaine qu’obstinée. Le goût des livres et des mots, aussi : goût de ces compagnons qui sont comme une maison de substitution, goût presque obsessionnel, goût au sens propre, savourons-les, ces livres, savourons les mots qu’ils contiennent!
Ce que je vous transmettrai, ce seront ensuite des valeurs. La valeur presque sacrée de la tolérance, l’interdiction absolue de se moquer du plus faible et de hurler avec les loups. L’importance de se mettre à la place de l’autre, du vulnérable, du minoritaire, cette place qui nous est si familière. Et avec ça, la nécessaire sagesse de garder une distance, voire un brin d’ironie, vis-à-vis de codes sociaux dont on sait tout l’arbitraire, et qui nous ont si souvent nous-mêmes mis au ban. Et ce que je vous transmettrai, ce sera enfin justement l’héritage de cette mémoire-là, celle de l’exclusion, des persécutions, des mille Égypte par votre peuple traversées. La mémoire de la Shoah, bien sûr, celle de vos ancêtres assassinés, celle de leurs noms qu’à votre tour vous connaîtrez et aurez le devoir de répéter.
Cette mémoire prendra de la place ; elle sera parfois lourde à porter. Elle charriera toute sorte de choses difficiles : angoisse, peur, culpabilité. Des choses douloureuses, dont vous auriez peut-être préféré que je m’abstienne de vous les léguer.
Mais le jour viendra où vous la transmettrez vous aussi, cette mémoire. Vous la transmettrez, parce qu’elle fera partie de vous, comme elle fait partie de moi. Vous la transmettrez, avec le reste de ce bagage fragile et précieux dont vous aurez hérité, avec le reste de cette étoffe que vous aurez continué à tisser. Ce jour-là, vous prendrez vous aussi votre plume et, à votre tour, vous écrirez une lettre aux enfants que vous n’aurez pas encore. C’est peut-être aussi cela, être juif.