Observateur attentif des conflits du monde, un ami m’a écrit récemment qu’il était consterné par l’attitude de l’armée israélienne à Gaza. Son indignation était en résonance, notamment, avec celle de deux Israéliens, Meron Rapoport et Yael Barda, exprimée dans un article intitulé Israelis Must Oppose Ethnic Cleansing in the Gaza Strip (« Les Israéliens doivent s’opposer au nettoyage ethnique de Gaza ») et publié le 19 novembre 2024 par Haaretz. Ces deux auteurs ne sont pas des militants farfelus cherchant par des provocations à faire parler d’eux. Rapoport écrit depuis 30 ans dans la presse israélienne, d’abord pour Yediot Aharonot, puis pour Haaretz – dont il fut directeur du service d’information – et aujourd’hui pour +972 Magazine, un média indépendant rassemblant des journalistes israéliens et palestiniens. Yael Barda, elle, est une avocate spécialisée dans les droits de l’homme, docteure en sociologie de Princeton University, et professeure à la Faculté de sociologie et d’anthropologie de l’Université hébraïque de Jérusalem. Dans leur article, Barda et Rapoport écrivaient :
Israël a procédé à un nettoyage ethnique dans le nord de la bande de Gaza. Par la famine, le refus de soins de santé, les bombardements et la destruction des maisons et des écoles où les personnes déplacées cherchaient refuge, Israël a forcé la grande majorité des habitants du camp de réfugiés de Jabalya, de Beit Hanoun et de Beit Lahia à quitter leur lieu de résidence. Et l’État n’a pas l’intention de leur permettre de revenir.
Si la plupart des Israéliens ont ignoré les autres crimes de guerre commis par le pays depuis le début de la guerre, la réaction au nettoyage ethnique dans le nord de Gaza a été différente. Au cours du mois dernier, d’éminentes personnalités du centre-gauche juif, dont l’ancien chef adjoint du Conseil national de sécurité, Eran Etzion, Tomer Persico, spécialiste en études juives, et bien d’autres, ont ouvertement appelé les soldats à refuser les ordres d’épuration ethnique. Des experts juridiques de premier plan, dont certains ont conseillé l’équipe de défense d’Israël sur la manière de répondre aux accusations de génocide devant la Cour internationale de justice, ont signé une lettre s’opposant au nettoyage ethnique, aux expulsions et aux dommages causés aux civils dans le nord de Gaza.
Touché par cette prise de position, notre ami réagissait ainsi :
Je suis pour ma part malade de dégoût, non seulement pour ce que fait Israël mais pour les innombrables messages de haine que je vois circuler de la part d’extrémistes juifs de tous bords (…). J’espère que vous ne faites pas partie de ceux qui s’étonnent encore de la montée en flèche de l’antisémitisme…
Et il ajoutait :
Je ne sais pas comment exprimer ma douleur, mais si je pouvais renoncer à être juif (car je le suis hélas, que je le veuille ou non), il y a des mois que je l’aurais fait. J’ai honte.
Voici notre réponse à ce cri de douleur et d’indignation. Elle n’engage que nous. Mais elle invite à réfléchir.
Cher Ami,
Merci d’avoir sollicité mon avis au sujet de l’important article dans Haaretz de Yael Barda et Meron Rapoport appelant les Israéliens à réagir contre le « nettoyage ethnique » de Gaza. Je me suis permis de transmettre tes questionnements à ma fille Liv et à son frère Demian qui sont très concernés par tes réflexions. Cette lettre traduit donc nos sentiments communs sur les sujets qui te tourmentent.
Des sentiments multiples qui nous submergent depuis quatorze mois, ou plutôt trois ans, ou même trente ans, à vrai dire.
Cette guerre interminable que mène Israël à Gaza, nous aurions aimé qu’elle n’ait jamais commencé. Parce que la violence n’a jamais rien résolu nulle part dans le monde mais tout particulièrement dans cette région qui en est imprégnée depuis plus d’un siècle avec, toutes proches de nous, ces confrontations Israël-Hamas qui se sont répétées en s’aggravant à chaque fois, de 2008 à 2012, 2014, 2018, 2019, 2021, 2023-24. Et parce que quand violence il y a, ce sont toujours les mêmes qui en souffrent le plus, à savoir les civils et pas les preneurs de décisions à l’abri dans leurs bunkers et leurs tunnels.
Liv, en tant qu’universitaire, travaille sur la résolution du conflit palestino-israélien depuis des années. Dans les jours qui ont suivi le 7 octobre, malgré le choc, la tristesse et la peur pour ses enfants et son peuple, elle et ses collègues israéliens et palestiniens mettaient déjà sur papier des idées concrètes et réalistes pour le « jour après » à Gaza. Si on les avait écoutés, on n’en serait pas là aujourd’hui. On aurait épargné des dizaines de milliers de vies palestiniennes, des centaines de vies israéliennes, et on n’aurait pas envoyé une génération (voire deux ou trois) au casse-pipe, à Gaza, puis au Liban. Avec tous les traumatismes présents et futurs que cela représente.
Demian, psychiatre spécialisé dans le post-trauma justement, soigne à Tel Aviv, jour après jour, des centaines de survivants des massacres du 7 octobre. Ce qui ne l’empêche pas (ni d’ailleurs sa sœur avant qu’elle choisisse de quitter Israël, ni moi quand je suis à Tel-Aviv), de descendre régulièrement dans la rue pour demander un changement de gouvernement, la fin de l’occupation du territoire palestinien, un retour aux négociations de paix et la protection de la démocratie israélienne.
L’un n’empêche pas l’autre, mon Ami. On peut aimer Israël, comme Juif et/ou comme Israélien, s’y sentir à sa place sans honte, être marqué à vie par le massacre du 7 octobre, pleurer les victimes et les otages et souffrir avec leurs proches, tout en souhaitant l’émergence d’un État palestinien souverain comme voisin, en respectant et en reconnaissant les Palestiniens, leur histoire, leurs souffrances et en s’opposant à cette guerre inutile et si dévastatrice.
Tu parles de honte et de dégoût. Tu précises que ton dégoût porte sur « ce que fait Israël » et sur « les innombrables messages de haine » que tu vois circuler de la part d’extrémistes juifs de tous bords. Et ta honte est celle d’être juif, assignation à laquelle tu regrettes de ne pouvoir te soustraire.
Eh bien nous, nous n’avons pas honte d’être juifs, car être juif ne se réduit pas au soutien des actions d’un gouvernement spécifique en Israël, à un certain moment de son histoire.
C’est bien plus complexe que cela. Être juif ne veut pas dire être responsable des décisions et de l’idéologie du Likoud de Netanyahou et des fanatiques qui l’entourent. Moi je n’ai pas le droit de vote en Israël. Mais mes enfants ont voté, élection après élection, pour d’autres représentants. Ils ont perdu aux urnes, mais n’ont pas davantage cessé d’être juifs et israéliens que moi je n’ai cessé d’être suisse pendant les grandes campagnes xénophobes de Schwarzenbach dans les années 60-70, ou après les refus de notre pays d’adhérer à l’ONU et à l’EEE (espace économique européen), en 1986 et 1992 respectivement.
Non, nous n’avons pas honte d’être juifs. Nous pensons même que cet « héritage » nous invite à plus de rigueur, plus de responsabilité, plus de courage pour énoncer et si besoin dénoncer les dérives de ceux qui les commettent en notre nom. C’est ce que j’ai essayé de faire dans le discours que j’ai prononcé devant le Palais des Nations à Genève le 6 octobre dernier, discours dans lequel je disais ceci :
Au risque de déplaire, je ne vois pas d’un bon œil la montée en Israël de forces politico-religieuses extrémistes qui, en prétendant défendre le caractère soi-disant sacré de la terre, s’attaquent au caractère réellement sacré, lui, de la vie et de la dignité humaine.
Le courageux penseur israélien Yeshayahou Leibowitz nous rappelait naguère que cette adoration de la terre et des vieilles pierres qui sont dessus, fussent-elles du Temple, n’était rien d’autre que de l’idolâtrie. Il avait raison.
Et si j’ose le dire c’est parce qu’en ces jours où débute la nouvelle année juive, 5785, je lis dans les lettres hébraïques qui forment ce chiffre, (תשפ׳׳ה Tash Péh), les mots « infirme » (Tash) et « bouche » (Péh).
En d’autres termes, cette nouvelle année m’intime l’ordre de ne pas rester infirme de la bouche, c’est-à-dire muet, et ce d’autant plus que le mutisme (« ilmot » en hébreu) a la même racine que « alimout » (la violence), et qu’il fait son jeu.
Par conséquent, je souhaite que nous ayons le courage de tendre la main à l’ennemi, même si sa main est sanglante, et que nous le fassions non seulement pour que cessent les hostilités mais pour que se construise enfin, fût-ce au prix de concessions douloureuses, un Proche-Orient laissant à tous une place, une identité et un avenir.
Tu dis encore, mon Ami, ne pas t’étonner de la montée en flèche de l’antisémitisme, celui-ci étant ressenti comme une réaction à la violence guerrière d’Israël. Or il n’y a, selon nous, aucune véritable relation de cause à effet entre cette guerre et ce sentiment antijuif qui s’est libéré. Il n’y a que des circonstances favorables au réveil d’un antisémitisme qui n’a jamais disparu même s’il s’était fait plus discret depuis 1945. Si les exactions israéliennes étaient vraiment la source d’une montée d’antisémitisme, alors, en toute logique, on aurait dû voir une montée mondiale d’actes anti-musulmans au lendemain du massacre des Arméniens ou du génocide du Sud-Soudan. Et la tentative de nettoyage ethnique des Bosniaques par les Serbes aurait dû générer partout dans le monde une montée de haine contre les Chrétiens orthodoxes. Or rien de cela n’advint. L’antisémitisme est d’une autre nature. Il n’a pas besoin de prétextes militaro-politiques pour se justifier. Une relecture de Léon Poliakov ou de Jules Isaac sur ce sujet serait sûrement opportune pour mieux en comprendre les soubassements.
Par contre, comme toi, nous éprouvons un profond dégoût pour les propos racistes et anti-démocratiques de certains membres du gouvernement israélien actuel, et pour la montée de la violence des colons les plus extrémistes contre les Palestiniens de Cisjordanie. Nous sommes consternés qu’Israël soit si mal dirigé, que des occasions de faire la paix avec les Palestiniens aient été délibérément gâchées. Et qu’on s’en retrouve là. Ce n’est pas de cela dont nous rêvions pour Israël.
Quatorze mois après le 7 octobre, nous sommes donc bouleversés par la tragédie vécue par toutes les victimes de ces horreurs, d’un côté comme de l’autre.
Mais nous éprouvons tout autant de dégoût pour la barbarie accomplie le 7 octobre 2023. Pour la manière avec laquelle le Hamas a muselé la population de Gaza, l’a enlisée dans la misère et le fanatisme et s’en est servie comme d’un bouclier pour protéger ses troupes combattantes. Nous sommes dégoûtés par l’opportunisme belliqueux qui a poussé le Hezbollah, dès le 8 octobre, à bombarder quotidiennement et pendant plus d’un an le nord d’Israël, obligeant quelque 100 000 personnes, dont des amis à nous, à devenir, des IDP (« Internally Displaced People »).
Nous aurions voulu t’entendre dire avec la même colère ton dégoût de la brutale tyrannie infligée par le Hamas sur son propre peuple dont il use et abuse de toutes les manières possibles pour ses seuls avantages, et dont l’état de misère et de désespoir lui est aussi imputable.
Nous aurions aimé que tu dises aussi ta colère contre l’usage du « terme » génocide appliqué sans nuance ni critique à l’encontre d’Israël alors que personne jamais ne rappelle que le Hamas et le Hezbollah ont pour obsession monomaniaque la disparition de l’État juif, ce que la journée du 7 octobre a tragiquement démontré.
Cela étant, et pour en revenir à la violence de la riposte israélienne à Gaza, voici une question posée par le Prof. David Kretzmer (in : « The Gates of Gaza: Critical Voices from Israel on October 7 and the War with Hamas», Ben Shitrit (ed.), De Gruyter, 2024, pp 123-138) :
La nature horrible de l’attaque du Hamas, les crimes internationaux qui ont été planifiés et commis lors de cette attaque, et le traumatisme causé au peuple israélien par cette attaque ne peuvent pas, et ne signifient pas, en soi, que la réponse d’Israël est légale. (…) Israël aurait-il dû essayer de neutraliser la menace du Hamas et d’obtenir la libération des otages par des moyens politiques avant de recourir à l’usage massif de la force qui a inévitablement entraîné le grand nombre de Palestiniens tués et blessés, et l’ampleur des destructions à Gaza ?
À cette question, nous répondons tous trois unanimement : oui ! Et nous souscrivons aux propos suivants d’Omer Bartov (op. cit., pp 139-142) :
Il est clair que la violence quotidienne qui se déchaîne sur Gaza est à la fois insupportable et insoutenable. Depuis le massacre du 7 octobre perpétré par le Hamas – qui constitue en soi un crime de guerre et un crime contre l’humanité – l’assaut militaire aérien et terrestre d’Israël sur Gaza a tué plus de 10 500 Palestiniens [ce chiffre est aujourd’hui quatre fois plus élevé], selon le ministère de la santé de Gaza, un chiffre qui inclut des milliers d’enfants. (…) [S]i nous ne pouvons pas dire que l’armée prend explicitement pour cible les civils palestiniens, sur le plan fonctionnel et rhétorique, nous sommes peut-être en train d’assister à une opération de nettoyage ethnique (…). Ce que nous avions annoncé – à savoir qu’il serait impossible d’ignorer l’occupation et l’oppression de millions de personnes pendant cinquante-six ans, et le siège de Gaza pendant seize ans, sans en subir les conséquences – nous a explosé au visage le 7 octobre. Après le massacre de civils juifs innocents par le Hamas, notre même groupe a publié une deuxième pétition dénonçant les crimes commis par le Hamas et appelant le gouvernement israélien à renoncer à perpétrer des violences et des meurtres de masse sur des civils palestiniens innocents à Gaza en réponse à la crise. Nous avons écrit que la seule façon de mettre fin à ces cycles de violence est de rechercher un compromis politique avec les Palestiniens et de mettre fin à l’occupation.
Cher ami, il est temps de conclure.
L’histoire et les tribunaux jugeront de la nature des crimes commis par l’armée israélienne à Gaza. Et de ceux commis par le Hamas le 7 octobre et depuis ce jour noir. L’heure aujourd’hui n’est pas à la guerre des mots : crimes de guerre, crimes contre l’humanité, purification ethnique, génocide… L’heure est aujourd’hui au cessez-le-feu, à un retour à la table de négociations, et à un appel à l’empathie bilatérale.
Car nous nous étonnons toujours de l’incapacité de la majorité d’entre nous à sentir de l’empathie pour les victimes des deux côtés. Toujours ce besoin de choisir un camp. Les universitaires Hagar Kotef et Merav Amir écrivent (op. cit., pp 169-181) :
Ce dont nous avons été témoins, c’est d’une scission sur les faits eux-mêmes, d’une fracture ontologique dans le monde même que nous habitons. Dans ce monde fracturé, deux narrations incommensurables des événements se sont solidifiées sous nos yeux. Dans le monde que nous habitions, la cruauté de la violence exercée par les militants du Hamas était irréfutable. Nous savions pertinemment, grâce à des récits de première main, à ceux qui avaient vécu ces événements, à nos réseaux d’activistes, de chercheurs et de journalistes indépendants en qui nous pouvons avoir confiance, que les militants du Hamas ne s’étaient pas contenté de semer la mort et la destruction sans discernement dans les kibboutzim, les villes et les sites de festivals qu’ils avaient pris d’assaut, mais qu’ils avaient tourmenté nombre de ceux qu’ils avaient capturé, qu’ils les avaient torturés et qu’ils avaient démembré leurs corps. Nous savions également, grâce à des sources vérifiées et recoupées, qu’ils avaient commis des viols et d’autres formes de violence sexuelle et sexiste, tout en déployant un niveau de brutalité extraordinaire. Mais très vite, nous avons constaté que beaucoup parmi nos amis, nos camarades, les membres de nos réseaux universitaires et militants vivaient dans une réalité totalement différente, une réalité dans laquelle ces actes atroces n’avaient jamais eu lieu ou, s’ils avaient eu lieu, ce n’était que très marginalement, et probablement pas par le Hamas, et certainement pas dans le cadre de l’exécution d’une doctrine préméditée. Les faits mêmes que nous savions être vrais ont été remis en question, puis niés, considérés comme faux ou, dans certaines versions, « simplement » rendus insignifiants, non pertinents, rien de plus qu’un sous-produit de la « décolonisation », ou simplement trop perturbateurs pour la cause palestinienne pour être considérés comme tels. (…) En Israël et dans d’importantes parties de l’Occident, cette scission a eu une image miroir (bien qu’elle ne soit pas symétrique). La grande majorité des Israéliens, et beaucoup d’autres dans le monde, ont refusé de voir ou d’écouter les nouvelles et les récits en provenance de Gaza. Ils ont refusé de voir les résultats horribles des bombardements israéliens massifs, les morts sans précédent, les déplacements et les conditions inhumaines qui en ont découlé, la souffrance résultant du fait qu’Israël a empêché l’aide humanitaire d’entrer à Gaza, la famine, les maladies, le manque d’équipement médical de base. (…) Habiter cette dualité sur laquelle nous insistons, c’est lutter contre l’impératif de choisir entre les deux camps. C’est essayer de résister à la logique des camps, même si cela n’est pas totalement possible à un moment où la violence de l’extermination est mise en œuvre.
Alors, cher ami, en écoutant avec nous ces deux universitaires israéliennes, nous t’invitons à ne pas désespérer :
Si nous pouvions garder nos cœurs plus ouverts, autant que possible, et reconnaître que nous risquons d’échouer – en fait, que l’on ne peut pas ne pas échouer parfois lorsqu’on essaie de sortir de cette obscurité – alors peut-être, juste peut-être, y aura-t-il de l’espoir.
Daniel, Liv et Demian Halpérin