
Cher …,
Je voulais t’écrire à toi. Depuis samedi je ne pense qu’à ça. Toi, l’enfant qu’on appelle comme ça : l’enfant. Tu sais que ça vient d’un mot qui veut dire : celui qui n’a pas la parole ? Un peu comme à Pessah, celui qui ne sait pas questionner. Mais je m’égare. Pas d’inquiétude, ça m’arrive souvent. Donc je reviens à toi que je n’ai pas quitté depuis le jour où tu as dû voir la violence se déchaîner sur ton père. Mais ce que je crois, c’est que d’y assister, de voir ça, d’entendre ça, de le sentir, eh bien la violence s’est évidemment déchaînée sur toi en même temps que sur lui, qu’elle est tombée sur vous, qu’elle laisse des images dans la tête, des traces…
Donc, comme dans n’importe quelle lettre qu’on adresse à quelqu’un, je voulais commencer par : « Cher un tel ou une telle, etc. ». Mais j’ai eu beau chercher et lire tous les articles que j’ai pu, je n’ai pas trouvé ton prénom. En général, tu t’appelles soit « le fils-du-rabbin » (tu aurais été un chat tu serais une star de la BD), soit « son-enfant-de-9-ans » précédé de « devant ».
Dans mon travail, la psychanalyse, on a appris il y a longtemps pourtant qu’un enfant, quel que soit son âge, est toujours, est déjà, ce que nous on appelle un sujet, ça veut dire quelqu’un. Une personne à part entière. Digne de parler et d’être écoutée. Ça va te paraître fou, mais plus de cent ans après qu’on a découvert ça, ça n’est toujours pas évident pour tout le monde. Parfois il faut très longtemps pour que quelque chose de très facile, quelque chose de très simple soit enregistré ou qu’une question soit entendue. Par exemple : pourquoi frapper, insulter, tuer des Juifs? Pour le dire un peu moins bêtement, on peut la poser comme ça, si tu veux : pourquoi on croit avoir raison de le faire, pourquoi quand on le fait on croit toujours qu’on a une bonne raison de les taper, de les moquer, de leur cracher dessus, de les mordre (les antisémites disent souvent qu’ils veulent « bouffer du Juif », bizarre de vouloir manger ce qu’on déteste, non ?), de les humilier dans leur corps, une bonne raison de les tuer finalement ?
C’est avec ces choses pas très joyeuses en tête que j’ai eu envie de t’écrire cette lettre et de t’y raconter une histoire. Une histoire vraie. Un jour un père raconta à son fils ce qui lui était arrivé quand il était bien plus jeune :
« Tu vois, c’était comme aujourd’hui un samedi, dans cette ville-là. Je me promenais, je m’étais bien habillé et j’avais même mis mon nouveau bonnet de fourrure. Surgit alors un chrétien qui projeta par terre mon chapeau d’un coup de sa main sur ma tête. Il hurlait : “Juif, descends du trottoir !” »
Le fils (je ne t’ai pas dit, mais l’enfant auquel le père raconte son histoire avait entre 8 et 10 ans, ce qui fait probablement 9 ans si mes calculs sont bons), comme tu peux l’imaginer, demanda à son père ce qu’il fit alors. Celui-ci lui répondit tranquillement qu’il était descendu, avait ramassé son bonnet et s’en était allé.
Pour que tu comprennes bien le truc, laisse-moi te dire qu’à l’époque la chaussée était pleine d’excréments, de détritus, etc. En fait c’est comme s’il lui avait dit : tu es une ordure de Juif, tu dois être au milieu de ce qui te ressemble, la merde de chien, les poubelles, etc.
Bon, à partir de là, c’est sûr, vos deux histoires ne se ressemblent plus. Il me faudrait trop de place pour essayer d’analyser avec toi les ressemblances et les différences de ce qui est arrivé à ce garçon et à son père et de ce qui vous est arrivé à ton père et à toi. Ce qui reste inchangé tu l’as bien entendu, j’en suis malheureusement sûr. La différence, c’est qu’aujourd’hui on connaît le prénom et le nom de ce petit garçon qui nous raconte cette histoire. Il s’appelle Sigmund Freud. Et tu sais pourquoi on connaît son nom ? Parce qu’il est devenu Sigmund Freud. Et que cette histoire est une des choses qui font que Sigmund Freud est devenu Sigmund Freud, l’un des grands savants de l’histoire de l’humanité comme on dit. Ce qu’il a inventé, la psychanalyse, c’est quelque chose qui essaie de faire qu’un malheur, une souffrance, une douleur puisse se transformer. Puisse devenir – oui, – autre chose, on pourra dire un outil dans la vie, une chance. Il a inventé une façon de créer du devenir, de l’avenir pour chacun et pour chacune, même quand ça ne va pas, même quand la vie boite, même quand ça cloche et que ça fait trop mal. Je voulais te raconter ça à toi. Un jour, peut-être, tu raconteras l’histoire de ce samedi après-midi et tu la signeras de ton prénom et de ton nom. Je le souhaite. Je te le souhaite. Je nous le souhaite.
Stéphane Habib